Chronique n°2

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Les planchettes à enrouler la dentelle

Arnold van Gennep stigmatise avec raison les amateurs « d’art nègre » qui imaginent -hommage empoisonné- que les « Nègres de l’Afrique » ont « un art à eux » et les collectionneurs qui mettent les arts populaires à toutes les sauces. Néanmoins, et en dépit de précautions oratoires souvent réitérées, l’ethnologue laisse de côté l’« aspect esthétique » des productions populaires. Il est vrai qu’Alain Maillot, en critiquant les « collecteurs » coupables d’extraire l’objet paysan de son « univers culturel, social et symbolique » instrumentalise lui-même l’instrument populaire. En l’occurrence, les subtilités des symboliques virtuelles ne sauraient occulter l’approche purement esthétique dont on fait trop bon marché.

Toutefois, ce ne sont pas les analyses de la symbolique décorative qui posent problème. Au contraire, les propos toujours pertinents de van Gennep  -tout en cernant le contexte de « l’ouvrage populaire » comme le ferait tel professeur analysant une « oeuvre bourgeoise »- prévenaient bien des dérives auxquelles l’art populaire ne sera nullement à l’abri. A sa décharge, reconnaissons que les « spécialistes » du « Cimetière Marin » n’ont pas, de beaucoup, fait progresser la cause de Paul Valéry et que les lecteurs de René Char ou de Francis Ponge ont très peu  tenu compte des recommandations de Georges Mounin. En transposant une formule chère aux muséologues, on pourrait dire que nous sommes dans « l’infini » d’autres exégèses dont les intellectuels ne se lassent jamais. Cet « infini », pour ne manger ni pain ni foin, peut-il rendre compte de « ce qui plaît sans concept » !

Plus dommageable est l’approche « techniciste » de van Gennep qui, ne voulant considérer que des objets décorés, exclut  -explicitement- de son champ d’étude tout recours à quelque « mécanique » (fut-ce « le tour primitif en forme de drill ») produisant tel « renflement », tel « fuseau » et  -implicitement- l’utilisation de tellement d’outils essentiels (« hachereau », « bisaiguë », « cochoir », « herminette », « asse », « rainette », etc.). Ce parti pris n’empêche nullement l’ethnologue de déterminer « mécaniquement » l’ensemble des possibilités offertes aux seuls outils qui vaillent, le couteau ou la gouge de l’artisan.

André Crémillieux souligne judicieusement le rôle de l’exécutant et le primat de la forme sur le contenu. On en arrive toujours, par-delà les explications sophistiquées, à en revenir à l’oeuvre : le coffret monoxyle de Jean-Charles Beaucourt uniquement décoré de chevrons sans prétention -c’est-à-dire du motif peut-être le plus simple à exécuter- n’a rien à envier à d’autres coffrets apparemment plus orgueilleux dans leur conception.

De prestigieuses collections régionales

Nous évoquerons un peu plus loin des  antiquaires et des folkloristes régionaux qui, très tôt, collectionnèrent des objets d’art populaire. Grâce à eux, nous disposons d’un certain nombre de pièces « muséologisées » ou collectionnées qui démentent souvent les propos par trop négatifs de van Gennep.

Une étude reste à entreprendre sur les coffrets remis au Musée d’Ethnographie par Guillaume Fabre. A sa demande, Chantal Waltisperger adressait à Jean-Claude Roc les « fiches descriptives concernant les coffrets du musée national ». On retiendra de cette communication que Guillaume Fabre donna « 14 coffrets au musée d’Ethnographie en 1884 et 3 en 1885 » tandis que Las Cases présente dans L’Auvergne 37 coffrets avec la seule mention « Musée du Trocadéro ». On ne peut que regretter l’absence d’indication quant à la provenance des objets qui,  non seulement ne permet pas de rendre ce qui lui revient au génial collectionneur de Royat mais surtout qui, faute de localisations précises, n’autorise pas une étude de nature « van gennepienne ».

Dans L’Art rustique auvergnat (1913), Alphonse Aymar et le Dr Charvilhat qui ont publié les photographies de sept coffrets (3 «Boîtes monoxyles à couvercle mobile » 1 coffret « à secret »), 2  coffres de chambre et 1 boîte à peigne) dont certains provenaient de la collection de Grange, ont  donné un premier matériau d’étude.

Vingt ans plus tard, dans L’Art Rustique en France. L’Auvergne (1933), Philippe de Las Cases a consacré 6 planches à la présentation de 46 coffrets provenant pour 37 d’entre eux du musée du Trocadéro qui déclinent tous les types de coffrets : 29 coffrets monoxyles, 11 coffrets en bois à montants et traverses (dont 2 à serrure à moraillon et 1 à secret) et 6 coffrets à panneaux de noisetier. En effet, si van Gennep pourrait déplorer, à si juste titre d’ailleurs, l’absence d’indication d’origine précise, la nature auvergnate des pièces présentées et recueillies avant 1880 ne fait guère de doute. Ces photographies qui révèlent l’essence de l’art populaire auvergnat font regretter que les collections Fabre et Grange qui concernaient les pièces d’art populaire n’aient pas fait l’objet d’un « réel » intérêt même si les amateurs d’art de l’époque évoquaient ces « touchants témoignages » avec un plaisir non dissimulé.

A ce propos, l’exemple de Francis Pérot (1840-1918) est particulièrement frappant. On attendait davantage de « sensibilité » populaire de la part du collectionneur-menuisier Francis Pérot  que ce qu’ont retenu conjointement la postérité et le Dictionnaire Biographique (1898) de Jouve qui inventorie  davantage le cabinet d’antiquités d’un érudit de province que celui d’un amateur d’histoire régionale : 4000 silex, 4000 pièces d’archives, 300 portraits de personnages illustres, des autographes précieux, 10 0000 pièces de monnaies, jetons et méreaux, scapulaire de chouan, etc.). Pourtant, dans son Folk-lore du Bourbonnais (1900), Francis Pérot fait allusion à sa « collection ethnographique » dont il évoque, ici ou là, des « dizainiers » (chapelets formés d’une mince plaque de cuivre perforée pour y passer le doigt) ou  des « pilons », râpes à tabac « encore en usage dans la montagne » et « façonnés par les gars du pays ». Nous savons également qu’il fit don au Trocadéro d’une « taille » de boulanger ainsi que de l’« écuelle dite de morts » qu’il décrivait dans son ouvrage.

Nous avons trouvé un spécimen de cette collection grâce à une étiquette au nom de « M. Francis Pérot, 44 Rue Sainte-Catherine, MOULINS » apposée sur un coffret dit « Coffret Haute-Auvergne, XVIe siècle. Rare objet ethnographique » qu’avait acheté Jean-Paul Molinari.

Les amateurs de « symboliques solaire dérivées de la roue » verront dans ces ornementations des rejetons de « l’arbre généalogique » savamment dessiné par Joseph Déchelette dans son Manuel d’archéologie (1829) tandis que d’autres trouveront des analogies avec les motifs ornementaux 42 ou 43 répertoriés par Jean Cuisenier sur les porte-chaleils des Atp.

Peut-on dire que ce coffret appartienne au XVIe siècle davantage qu’au XVIIe ? Pourtant, n’est-ce pas un essaimage de simples et gauches « chevrons » qui font émerger le saisissant équilibre des croix, de diagonales et de petits triangles dont les inégales alternances et répétitions sur les « quatre faces » du coffret suggèrent un subtil et savant agencement, une indéniable harmonie qui contente l’œil  comme si une étrange excitation avait animé le couteau du sculpteur et le sculpteur lui-même ?

Soulignons l’importance de ce dernier motif décoratif. André Crémillieux qui le range dans la catégorie des figures dites « signes » en le nommant « petit triangle écrasé », lui ajoute « un flagellum ondoyant » qu’il apparente à une flèche. Nous pensons que ce « signe » doit être perçu dans sa plus grande simplicité, c’est-à-dire dépourvu de flèche. Dans cette perspective, nous ne pouvons qu’adhérer à la remarque majeure d’André Crémilieux qui, comme par miracle, réconcilie l’analyse historico-technologique avec l’approche esthétique. En effet, le conservateur du Musée du Monastier note remarquablement que ce signe  « est sans doute le plus complexe et le plus archaïque ».

Cet inestimable document montre que les coffrets monoxyles chargés des plus communs artifices sont parfois les plus  beaux. En publiant, dans le cadre des collections du musée du Trocadéro, une véritable orgie de tels coffrets, Philippe de Las Cases avait, peut-être maladroitement, mais en tout cas parfaitement intuité la chose. En détaillant les possibilités limitées de la «taille en biseau » van Gennep ne décourage pas ce choix ; en stipulant qu’ils sont les plus primitifs et qu’ils « demandent un savoir-faire réduit », l’ébéniste de formation Jean-Claude Roc justifie, involontairement sans doute, cette préférence.

Si ces coffrets sont bien (au moins-disant de la formule) des oeuvres d’art, ils restent largement imperméables à l’approche purement technique. A l’instar de leurs facteurs qui n’ont jamais consulté de manuels d’ébénisterie, qui ont si rarement et comme « par hasard » personnalisé leurs fantasmes, ils nous plongent dans un état de profusion, au cœur d’« arts originels » davantage que « premiers », dans des sociétés qui inventaient des créateurs à ne plus que savoir en faire sans jamais « accoucher » d’artistes patentés dont, avant le célèbre « Art Anti-destin » d’André Malraux, elles n’avaient pas encore ressenti  -Dieu merci- l’impérieuse et tragique nécessité !

Les dentelles de bois

Encore que nous préférions de beaucoup le terme « spontané » à celui d’instinctif, nul ne peut nier l’honnête désir qui engageait bergers et paysans de toutes les latitudes et longitudes dans l’art de la sculpture sur bois. Dans Julien Savignac (1860) Ferdinand Fabre fait allusion à ce pâtre cévenol qui avait reproduit, sur des planchettes de chêne, « toutes les étapes de sa vie » à la pointe de son couteau depuis la rencontre d’une jeune fille portant une « cruche ventrue sur la tête » jusqu’au dénouement final du mariage.

Si, comme on vient de le constater,  la gravure « sur planche » fut un sport international, la gravure sur « planchette » est une autre «  spécialité » du Velay. André Crémillieux note que les « plioirs » semblent exister au Pays Basque et dans le Dauphiné et cite Jean Cuisenier qui présente une « planchette originaire de l’Orne ». Tout ceci est intéressant et implique, effectivement, de nouvelles recherches mais reste en fin de compte trop confidentiel. Philippe de Las Cases, L’Art rustique en France. Dauphiné et Savoie, ne présente aucune planchette tandis que dans l’admirable collection de Jeanne & Michel Sonkin -de pièces en grande partie originaires du Queyras- ne figurent que trois « planchettes vellaves » relativement ordinaires qui font, par ailleurs, l’objet de commentaires trop élogieux.

Il convient tout d’abord -c’est ce que fait André Crémillieux-  de définir le plioir à enrouler la dentelle comme une bobine plate. Dès lors, cette « planchette » qui va s’enrichir de décorations diverses se distingue de tous les étroits supports de forme circulaire dont l’ornementation appelle des gestes mécaniques. Au contraire, comme le dit pertinemment Jean Cuisenier, « la surface plate du plioir » « se prêtait merveilleusement au décor ».

La nécessité d’enrouler l’ouvrage dentellier offrit aux nuées d’amoureux de la myriade de dentellières -si largement éparpillées dans le temps et dans la géographie- un providentiel prétexte à de rustiques offrandes. Alors parurent des bataillons de sculpteurs de tous poils qui exprimèrent sur une simple planchette de bois (jusqu’à faire des « plioirs à dentelle » et avant la lentille une des spécialités du pays) bien des fantaisies et bien de décorations « passe-partout » aussi ! Ce n’est certainement pas cet antiquaire de la région de Tence qui, d’un seul coup, mit la main sur 116 planchettes dont deux ornées de petites pièces d’étain pour l’une et d’os pour l’autre, qui démentira le fait.

Quoi qu’il en soit et quelle que fut la maîtrise des exécutants, ce cadeau prénuptial -offert au nom du plus « fantasmé » des rites de passage- conféra au Velay une renommée de « conservatoire de l’art populaire français » dont on n’a pas mesuré toute la portée quand bien même elle faisait de l’ombre à la Provence de Mistral, à la Bretagne de Sébillot, à la Savoie de van Gennep et à l’Alsace d’Adolphe Riff !

Question « homonymie » (dont on a vu un exemple avec la « passette à tisser » et la « passette de tisserand »), on ne doit pas confondre le « plioir à dentelle » avec le « plioir des marchands », sorte de plaquette manchée se terminant en fourchette. André Crémillieux cite -dans la bibliographie de sa remarquable étude- la revue « La Dentelle » (1980) qui faisait état d’une « planchette de bois munie d’un manche. Des entailles plus ou moins espacées étaient faites à l’opposé du manche ». Si d’aventure cette description ne correspondait pas à celle du plioir du marchand en dentelle, il s’agirait à coup sûr d’une énième « incongruité » du Velay !

Nous avons précédemment souligné l’importance de l’article  Meubles et matériel de Dentellières de « Vie à la Campagne Noël 1928 ». Il faut dire que la petite rubrique « Amusantes planchettes » -dont le titre est déjà tout un folklore- est loin de tenir ses promesses. Albert Maumené reproduit quelques informations classiques en stipulant même, de manière très abusive, que ces planchettes portent « toujours des noms et des dates ».

Ajoutons qu’ « Arsère & Demo », en présentant 18 plioirs de Jean-Pierre Beaucourt -à un moment ou la Maison de Sailles faisait l’objet de toutes les attentions- a fait un mauvais choix même si l’auteur au double sobriquet a pris soin de détacher le modèle dit « papillon » et la planchette-dentelle également présentée, en 1989, par Roger Verdier qui en donne la description suivante : planchette sculptée à jours de quatre zones partagées en diagonales se coupant au centre sur une zone de rosaces à six pétales imbriqués ». La plus belle pièce -magnifique planchette à la décoration florale et verte polychromie- dont il est impossible de voir la beauté dans l’immense planche monochrome d’Arsêre & Demo, est également reproduite, en 2001 (en couleur mais petit format) par Alain Maillot et (malheureusement en noir et blanc,) par Roger Verdier : planchette à « rouelle centrale tournoyante », de « deux rosaces à dix pétales », de « deux rosaces à sept pétales rayonnants de sept cœurs ».

En effet, à l’exception de quelques belles pièces, la « collection Beaucourt » est  hétérogène et ne saurait être comparée aux « planchettes » du musée Crozatier qui -à l’exception de certaines collections privées bien cachées-  surpasse celles de tous les autres musées, Atp compris. A ce propos, Las Cases a présenté 19 planchettes du Trocadéro auxquelles l’origine (vraisemblablement fin XIXe) de « l’extraction » confère une indéniable qualité. A partir de d’anciennes  photographies qui ne laissent pas deviner une éventuelle polychromie, on peut dire que la « densité » de la décoration de plusieurs plioirs laisse présager une indéniable origine XVIIIe. En revanche, à l’exception d’une originale planchettes ajourée, suffisamment travaillée, avec deux « piques » disposés tête-bêche et de quelques autres pièces de facture « serrée » dont une planchette offrant une décoration organisée autour de deux cercles symétriques, cet ensemble ne dépasse pas en qualité les collections rassemblées par  nos meilleurs amateurs d’art populaire régionaux.

On en dira tout autant des 6 planchettes présentées par Denise Glück & Georges Henri-Rivière, Arts populaires des pays de France (1976), choisies par les auteurs davantage par les symboles plus ou moins maladroits qu’elles sont censées représenter que par  leur qualité esthétique et des 3 planchettes (dont celle prétendue de l’Orne) que Jean Cuisenier date, vraisemblablement à tort, du XVIIIe ou XIXe siècle.

Il en va de même des 3 planchettes présentées par Jean-René Trochet & Michel Yvon à l’occasion de l’exposition de 1980 réalisée aux « Galeries nationales du Grand Palais ». Les auteurs indiquent que ces planchettes proviennent d’une collection riche de « cinquante-huit plioirs dont les deux tiers proviennent d’une ancienne collection d’une famille stéphanoise en comportant près du double. Une vingtaine portent des motifs qui rappellent des figurations d’astres, une autre vingtaine des motifs symboliques analogues à ceux qu’utilisent les jeux de tarots » (Hier pour demain -1980). On approuve les auteurs lorsqu’ils notent que « les plioirs échappaient au réseau de fabrication et de distribution de la dentelle, contrôlé par des marchands citadins ». En revanche, on reste plus que sceptique quant à l’origine « Auvergne » attribuée aux vingt planchettes présentées à l’occasion de  cette exposition. En effet, il suffit de confronter les « donations » Désaymard et Cortial pour constater que le premier, spécialiste de l’art populaire, n’a collecté que 5 planchettes alors que la collection vellave -pourtant plus « prestigieuse » du second- en comporte 16. N’oublions pas non plus que l’une des rares régions « auvergnates » productrices de planches à dentelle -qui correspond approximativement à l’arrondissement d’Ambert- dépendait largement de la fabrique du Puy. Par ailleurs, on déplore le peu de « valeur marchande » des pièces présentées alors que l’ouvrage regorge de trésors qui feraient la fortune de plus d’un commissaire-priseur. Enfin, on reste persuadé que les planchettes (non présentées) datées 1737 ou 1779, sont d’une tout autre qualité.

Notre conception sans concession de l’art populaire nous oblige à dire qu’aucun des grands collectionneurs français ne relèverait le « pari ornemental » qu’ont joué les trois remarquables spécialistes français et les deux auteurs précités pourtant liés, les uns et les autres, aux prestigieux Atp. Nous avons déjà dit que l’argent, hélas, donne souvent du discernement et toujours du goût aux collectionneurs de top-niveau. En tout état de cause, nous sommes en parfait accord avec plusieurs grands collectionneurs français de planches à dentelle qui partagent notre jugement quant à la valeur relative de ces planchettes.

Il est d’ailleurs symptomatique que Jean Cuisenier, auteur de l’un des plus grands ouvrages produits sur l’art populaire français, ait accordé si peu d’importance aux plioirs dont il remarquait pourtant, à bon escient, combien leur surface se prêtait admirablement à la décoration.

Ajoutons que nos propos restent tributaires de l’inaccessibilité à une grande partie des collections privées dont nous subodorons qu’elles constituent de véritables trésors cachés. Nous présentons, en provenance de la collection de Gérard Gauchet, une planchette présentant une large fleur de lys Louis XVI en  ajourement et décorée de trois médaillons. L’antiquaire amoureux depuis toujours des arts populaires a consenti à nous céder, par amitié, une pièce originale représentant  un dresseur placé au beau milieu d’une « jungle » d’animaux sur une planchette à l’allure de demi-aune coupée.

L’intérêt d’autres plioirs tient au caractère symbolique de la décoration comme la « planchette au bonnet phrygien » de la « collection Odette Arpin » ou à l’expression  naïve de la mythologie

A côté de l’exposition « permanente » des 60 planchettes du musée Crozatier, la plus importante « concentration » de planchettes fut  réalisée par André Crémillieux -qui rassembla 80 plioirs- à l’occasion de l’exposition du Monastier-sur-Gazeille de 1980. Notons également, en 1982, au Puy, l’« Exposition internationale de la Dentelle » à laquelle et « en prélude », Marcel Exbrayat consacra l’article Sur un plioir à dentelles. Le temps d’avril dans l’hebdomadaire « Renouveau » du 30 avril 1982.

On peut dire que la présentation de quelques pièces isolées, offertes par quelque « généreux donateur » -comme c’est le cas dans la plupart des musées régionaux- ne permet pas, au visiteur, de dépasser le stade du témoignage. Précisons que, dans notre musée-dépôt de Saint-Didier, nous n’avons jamais cherché à présenter sérieusement le fruit de nos collectes, également hétérogènes.

Une dentelle de bois dans une décharge

Au début des années 70, le jeune brocanteur Daix alors installé à Goudet (Haute-Loire) avait trouvé dans une décharge du Puy une magnifique planche à dentelle qu’il revendit à Jean-Paul Molinari à l’occasion d’une « puce » clermontoise. Cette véritable dentelle de bois justifie le propos de François-Xavier Amprimoz, La collection du chanoine Auguste Fayard léguée au musée Crozatier (« Cahiers de la Haute-Loire », 1988) : « Il n’est pas un carré de ces planchettes qui ne soit travaillé, creusé, sculpté ou délicatement ajouré comme si on ne voulait pas dépareiller dans leur finesse d’exécution le plioir aux ravissantes dentelles que l’on devait y enrouler ».

En 1981, Martine Houze -autre auvergnate de cœur, sensible comme pas deux à l’objet populaire qui s’intéressait à « l’Avesnois rural » mais avec laquelle nous partagions l’amour du mobilier monoxyle ardéchois et une passion pour le sep d’araire à silex du musée de Clermont- exposa la fameuse planchette à Auxerre et s’efforça, dans une photographie destinée à une revue, de dissimuler la partie manquante de ladite planchette. Nous avons toujours pensé que les « amputations » du temps n’enlevaient rien -bien au contraire- aux objets populaires les plus marquants. La « poétique des ruines » est éternelle et on ne saurait attribuer au romantisme -distinguo  littéraire  commode- la paternité d’une conception tellement présente dans l’esthétique d’un écrivain « progressiste » comme Denis Diderot !

Dans ce domaine, comme dans les autres, les soins « thérapeutiques » sont indispensables mais les  restaurations « esthétiques » doivent être envisagées avec doigté et circonspection. Il en va sans doute des objets comme du reste, les « belles vieilles » planchettes qui accusent les rigueurs du temps ont toujours plus d’attrait que les pièces « reliftées » par les meilleurs « chirurgiens » de l’époque. En présentant des objets dans toute leur « intégrité » -à l’exception peut-être, nécessité oblige, de quelques pièces sélectionnées à dessein- Georges-Henri Rivière, cet aventurier de l’Art Populaire- trahissait un goût qui déjà servait la « cause » académique !

Nature et fonction des planchettes

Appelées « planches », « planchettes », « plioirs », « plaques », « plaquettes », voire « tablettes », il s’agit de minces planches de forme rectangulaire sculptées ou ajourées sur les deux faces ; elles sont le plus souvent en hêtre, parfois en tilleul ou en bois fruitier. Leurs dimensions moyennes sont très grossièrement de 16 cm x 12 cm par 3 (pour les moins épaisses) à 4 ou 5 mm d’épaisseur. La longueur ordinaire de la planchette correspond au quart de la demi-aune. Les formats hors normes -relativement fréquents- suscitent pour le moins un intérêt de curiosité. Quant aux planchettes très épaisses (jusqu’à 8 ou 9 mm) -le plus souvent frustes dans la décoration- elles témoignent parfois de cette véritable naïveté qui est gage de sincérité, surtout lorsqu’elles sont très anciennes. Ainsi, on trouve au musée Crozatier 2 planchettes de 7 mm d’épaisseur dont une qui est de belle facture.

Ces planchettes ne servaient pas de modèle comme l’imagine le profane mais donc bien à enrouler la dentelle. Toutefois, certaines sont tellement belles qu’on aurait envie de croire sur parole le talentueux historien stéphanois Pierre-Roger Gaussin, Forez-Velay (1972), lorsqu’il imagine, à l’instar du néophyte, que les « plaques  de dentellière du musée Crozatier servaient de modèles aux dessins sur le carreau ».

Les planchettes apparaissent-elles avec l’introduction de l’industrie de la dentelle au Puy-en-Velay ? A défaut d’une utopique planchette datée 1429 autour de laquelle Marguerite, la dentellière Ponote des Contes de Jacques Tournebroche d’Anatole France, aurait enroulé ses menus travaux, les modèles les plus anciens découverts à ce jour datent, semble-t-il, de la deuxième partie du XVIIe siècle.

On s’est intéressé très tôt, au Puy, à ces planchettes et il convient de souligner l’importance et l’intérêt d’un texte, apparemment anodin pour le spécialiste des « Antiquités » mais majeur pour l’amateur d’art populaire. En effet, dans les « Annales de 1868 » déjà citées de la Société d’Agriculture, on lit ces précieuses remarques formulées par Auguste Aymard

(rouge)

(J’ai donné) deux de ces planchettes plus ou moins ouvragées qui servaient jadis, comme aujourd’hui, au pliage de la dentelle, pendant sa confection sur le carreau. Mr Hector Falcon a acquis ensuite et donné quatre de ces tablettes ; une autre a été envoyée par Mme Léontine Bonnet. Façonnées parfois en bois d’essence rares, même en ivoire, décorées dans un goût naïf, de dessins simplement gravés au couteau, d’emblèmes plus ou moins énigmatiques, cœurs, oiseaux, palmes ; zigzags, cercles concentriques, entrecroisés, croix, monogrammes de J.-C. et portant fréquemment une date, elle rappelaient peut-être à l’ouvrière de tendres et parfois aussi de pieux souvenirs. Quatre des planchettes en bois déjà recueillies portent les millésimes 1744 à 1776.  Il sera curieux de savoir jusqu’où, dans le passé, ces modestes ustensiles feront suivre la trace de l’industrie dentellière.

Les remarques de l’illustre conservateur du musée du Puy doivent être prises au sérieux. On notera deux détails qui ne correspondent pas à ce que l’on croit savoir sur les planchettes. Ainsi, la planchette serait utilisée dans le cadre même de la fabrication de la dentelle, ce que contredit quelque peu Julien Turgan en décrivant « la petite boîte formant la cavité centrale du carreau protégée par un rideau de soie » qui contient « la planchette sur laquelle on roule la dentelle terminée ». D’autre part, les planchettes en ivoire existent-elles ? Ne sont-elles pas trop belles pour être vraies ou s’agit-il, plus vraisemblablement, de planchettes incrustées d’ivoire ou d’os comme on en voit parfois ? En tout état de cause, ces « oeuvres d’art » sont aujourd’hui invisibles … ou presque comme nous le verrons plus loin.

Planchettes du XVIIe siècle

Quant à l’ultime remarque du conservateur du musée du Puy, elle pourrait, de prime abord, nous étonner. En effet, si l’on veut suivre la « trace » de la dentelle, les « nobles » documents archivés et « bourgeoisement » conservés, ne sont-ils pas -avec toutes leurs lacunes- les plus à même de remplir cette tâche que de petites « planchettes » propices à l’allumage d’un feu de bois ?  En suggérant qu’il est possible de remonter le temps et de déterminer l’origine de la dentelle du Puy à partir du seul « millésime » inscrit sur  le modeste plioir à dentelle, l’archiviste rendait -sans le vouloir sans doute- le plus bel hommage à des « plaquettes » de bois tellement méprisées en fin de compte par les partisans du « grand art » et auxquelles les universitaires n’ont jamais porté qu’un ludique intérêt de curiosité.

Pour mieux cerner le problème, il convient tout d’abord de se reporter aux remarques extrêmement judicieuses de Marcel Exbrayat. Le collectionneur note, L’Art populaire de la planchette, que l’édit de 1629 ne pouvait que constituer un obstacle majeur à une datation qui aurait constitué une « pièce à conviction ». En d’autres termes, l’éventuelle datation des plus anciennes planchettes devrait être, soit antérieure à 1629 (ce qui représenterait une date véritablement « archéologique »), ou postérieure de quelques années à l’édit plus libéral promulgué par Louis XIV.

Dans son incontournable article, André Crémillieux fait état, sans donner davantage de précisions, de deux planchettes portant une date renvoyant au XVIIe siècle. Il s’agit, sans doute, des planchettes du Musée Crozatier -respectivement datées 1671 et 1684-  présentées  par Gérard Sabatier. La plus ancienne, donnée par l’abbé Peyrard (cf. « Annales de la Société d’Agriculture », tome XXXII, 1872-1875) est dite « grossièrement travaillée » et présente des motifs religieux et géométriques ainsi qu’une fleur de lys et une girouette avec un coq. La seconde -donnée, à la même époque, par César Falcon- est également « assez sommaire » et inachevée au demeurant.

Mme Arpin possède une planchette fleurdelisée et datée 1669 qui mérite un examen attentif. En effet, cette planchette qui semble avoir été coupée atteste d’une décoration à la fois simple mais davantage maîtrisée que les précédentes. S’agit-il d’un morceau de demi-aune susceptible de renvoyer la décoration des plioirs à une pratique « bourgeoise » ?

A l’occasion de la vente du 18 mars 2009 à Drouot-Richelieu, l’experte Martine Houze décrit ainsi, dans le catalogue de vente du Commissaire-priseur Marc Ferri, Art Populaire, Curiosités (2009), un exceptionnel plioir à dentelle en écaille portant sur chacune de ses faces le patronyme « MARIE MAVROVAR » et la date « 1689 » : « décor double face d’un médaillon entouré de deux corbeilles fleuries et d’une frise d’arcatures soulignant le rebord. L’un des médaillons contient un phénix, avec la légende dans un phylactère « RIEN DAUTRE NE M’ENFLAMME ». Au revers, le médaillon est gavé d’un amour accompagné d’un arc et d’un carquois avec la légende dans un phylactère « IE QUITTE TOVT POVR VOVS SVIVRE ».

Ce 4e plioir en date du XVIIe siècle nous interroge autant par sa matière que par sa manière qui s’oppose radicalement à la « grossièreté » des pièces évoquées précédemment. On pense à l’Inspecteur des Manufactures Jean-Marie Roland de la Platière qui, dans son Dictionnaire de 1785, prétendait non seulement qu’il se faisait un grand débit de dentelles en Amérique du Sud mais que « le goût des dentelles plus fines » ayant pénétré ces lointaines contrées d’un l’autre monde, la dentelle du Puy n’y était plus vraiment de défaite. En ce sens, cette exotique  planchette  en écaille -peut-être ouvrage de commande d’un marchand cosmopolite et fortuné à destination d’une dentellière de « bonne famille »- peut être rapprochée du « vieux blason » que détenait jadis, nous dit Alphonse Aymar, la quenouille décorée de marqueterie et d’incrustations d’ivoire. En d’autres termes, à l’instar du « quenouillage », le dentelage n’aurait-il pas été lui aussi, en ses plus lointaines origines, un « plaisir de femme, de fée et de déesse », c’est-à-dire le fait d’une certaine aristocratie tout autant que celui du peuple ?

A deux siècles d’intervalle, la planchette « aristocratique » de 1689 avec le plioir « républicain » marqué « MARIE BER », daté de 1884 et joliment chantournés sur les bords qui représente une allégorie de la République couronnée de laurier tenant une palme à la main gauche, un bouclier « marqué Liberté, Egalité, … nité » à la main droite avec le lion, symbole de force, à ses pieds. Ce plioir présenté par Roger Verdier (N°150) faisait partie de la collection du magasin d’antiquités « l’Acrostiche » et témoigne d’un raffinement « bourgeois » auquel, à inspiration apparemment égale, on opposera la planchette au bonnet phrygien, beaucoup plus « populaire », de l’Hôtel de la Dentelle à Brioude.

Même s’il n’est guère possible de porter un jugement péremptoire à partir d’un « corpus » comptable aussi misérable, ces plioirs apportent un premier élément de réponse aux questions posées à la fois par Auguste Aymard et Marcel Exbrayat tout en montrant que l’art de la planchette fut « extraordinairement » précoce. N’oublions que nous considérons de rarissimes « documents » sauvés d’un long naufrage tandis que le quota de planchettes datées ne saurait excéder le tiers, voire le quart dans le rapport en proportion avec les planchettes non datées. En d’autres termes, ces rares vestiges peuvent laisser penser qu’un certain nombre de planchettes furent réalisées dès avant 1660. Néanmoins, même en tenant compte du caractère « dissuasif » des édits, il est sans doute problématique de faire remonter beaucoup plus loin dans le temps les tout premiers essais de l’usage du plioir même si, en matière d’art populaire, toutes les surprises -entre autres celles concoctées par les faussaires- sont possibles.

On pourrait dire que ce plioir dément la thèse de Roger Gounot qui souligne le caractère fruste de la décoration des planchettes du XVIIe siècle et conforte les  remarques d’Auguste Aymard qui, en alléguant l’existence de mythiques planchettes en ivoire, leur assigne implicitement une origine « bourgeoise » voire aristocratique.

Quoi qu’il en soit, Roger Gounot n’a pas vu que le trait « grossier » qualifiait un authentique certificat d’appartenance. A ce propos, la récurrente et pertinente théorie, notamment reprise par Henri Clouzot du « primitif » qui comble les espaces vides jusqu’à la monomanie, mérite d’être précisée s’il est vrai que cette propension relève elle-même d’une « technique » esthétique qui conjugue deux facteurs souvent opposés mais toujours interdépendants au plan des créations populaires : l’expérience et la spontanéité. En d’autres termes, deux types de « grossièreté » doivent être distingués : la grossièreté sommaire et la grossièreté élaborée. De manière schématique et davantage pour suggérer des tendances que pour affirmer des réalités toujours mouvantes, on peut dire qu’entre les planchettes réellement frustes du XVIIe (en considérant seulement les trois premières pièces précédemment citées) et les plioirs à la composition raffinée du XIXe, les remarquables « remplissages » de la deuxième partie du XVIIIe (qui « peuplent » souvent les plus belles planchettes vellaves de l’époque considérée) firent vraiment de cette contrée le « temple de l’art populaire français ». Néanmoins, davantage que le coffret du XIVe siècle d’Adrien Lascombe -qu’Auguste Aymard qualifiait de « rare témoignage des coffrets civils »- les 3 planchettes du XVIIe siècle, si malhabilement décorées pour le coup et qui sont encore loin d’atteindre l’« art » populaire, matérialisent un autre « rare témoignage », celui d’une pratique devenue authentiquement populaire à laquelle l’apparente gaucherie de l’exécution prend valeur, a contrario du « beau » plioir en écaille daté 1689, d’incontestable « signature » populaire.

Deux planchettes vraiment « exceptionnelles »

Ce qu’il est convenu d’appeler l’« art populaire » nous conduit souvent de surprise en surprise. Nous avons laissé Auguste Aymard alors qu’il nous entretenait de l’existence d’énigmatiques « planchettes en ivoire » que nul visiteur du Crozatier, de mémoire de musée, n’a jamais pu, de près ou de loin observer. Les spécialistes s’interrogeront sur la double possibilité matérielle et technique de réaliser de tels plioirs. Or, la planchette en écaille précédemment décrite justifie, dans un certain sens -en « aristocratisant » cet objet populaire- les allégations d’Auguste Aymard que des générations de collectionneurs auraient volontiers taxaient de fantaisistes.

Rappelons au lecteur notre attachement pour les objets en corne      à l’exemple -pour rester dans le textile- de ces « navettes » de tissage dénichées à Saint-Pal-de-Mons. Dans cette optique, nous avons vainement cherché les « fuseaux en corne » dont nous parlèrent plusieurs informateurs. La découverte de la planchette en écaille ne fit que renforcer nos interrogations quant à l’existence d’une planchette en corne dont nous découvrîmes bientôt la présence au sein de la belle collection d’Aline Brisebois.

Il appartient aux auteurs spécialisés d’analyser la symbolique de ce plioir sur lequel figurent, de haut en bas : 1) une couronne centrale fleurdelisée. 2) deux cœurs enchassés entourés de sepents à la gueule fléchée. 3) deux oiseaux (pigeons ?) assez agressifs. 4) la devise : « UNIS MALGRE LANVIE ».

De facture moins élaborée que la précédente, ce plioir nous semble d’un grand intérêt s’il est vrai qu’il correspond parfaitement à l’approche de la singulière (aux deux sens du terme) « psychologie des foules » dont nous recherchons passionnément, au-delà de la multitude des « passe-partout », les rarissimes et authentiques expressions. Ce plioir -sans doute décoré par un « artiste »  occasionnel sorti des rangs du peuple et qui s’exprime encore « au nom du peuple »- illustre bien notre perspective dans la mesure où il représente une pièce à vocation matrimoniale qui livre et « délivre », tout reprenant les classiques thématiques de la révérente « couronne » de la  politique et des « serpents »  tentateurs de la religion, une note personnelle qui, troublante à « l’envi » et tentatrice comme l’« envie », ne va pas sans jeter, en un beau jour de joyeuses agapes, une part des ombres de « la vie » !

On peut se demander si une analyse « chimique » apporterait des informations sur ces deux pièces exceptionnelles en indiquant, par exemple, le lieu de provenance des matériaux utilisés. En tous cas, nous remercions chaleureusement Aline Brisebois et le grand collectionneur J.F.G. qui nous ont permis de présenter ces deux planchettes dont nous voulions absolument offrir les images à nos lecteurs.

 

En quête de rapprochements

Les rapprochements de tel plioir avec telle pièce de dentelle constituent des exercices parfaitement justifiés qui trouvent, cependant, leurs limites même si le maître van Gennep compare les décorations de la plaque à beurre savoyarde de Gruffy aux « broderies bretonnes ». André Crémillieux & Michel Jourde, A propos de deux plioirs de dentellières (1984) se sont pris au jeu en confrontant une médiocre planchette -à motif losangé- qu’aucun collectionneur averti ne conserverait dans sa collection avec un motif de dentelle : « Ce losange était formé de cordes de 4 fuseaux pointonnés. Les pointons sont symbolisés par un cercle gravé sur l’extérieur des courbes. Les points d’esprit ont également été symbolisés ». Les auteurs concluent : « élégante façon d’immortaliser un motif dentellier » !

Ce dithyrambe qui prévaut dans l’art dit « moderne » doit-il envahir les derniers bastions de l’art populaire ? Reconnaissons que la seconde planchette présentée est d’une autre facture tandis que sa juxtaposition avec un « carré en dentelle » constitué « de quatre palmes elles-mêmes formées de points d’esprit » ne manque pas de pertinence. En revanche, cette judicieuse confrontation qui tendrait à montrer que « l’artiste spontané » s’est inspiré, jusqu’à la copie, de motifs dentelliers -pour intéressante qu’elle soit- doit être utilisée avec doigté si on ne veut pas ravaler l’art populaire à un amusement enfantin ou, pire encore, à un servile et impudent plagiat. Un chapitre particulièrement intéressant de l’article d’André Crémillieux, évoqué plus loin, concerne la nature du bois employé pour réaliser les planchettes. Sans recourir à la méthode des pourcentages, on peut qualifier l’utilisation de  « bois blanc » d’exceptionnelle,  celle de « bois exotiques » d’assez rare, tandis que le recours au « fruitiers », au « noyer » ou au « tilleul » est fréquent et que l’usage du « hêtre » prévaut. On ajoutera que le « buis » absent de la liste est signalé par ailleurs à plusieurs reprises (la formule de Philippe de Las Cases qualifiant les planchettes à dentelle de « simples plaquettes de buis » en dit long, en dépit des hommages de circonstance, sur le peu de mérite accordé à ces ouvrages populaires. Ajoutons que le « fayard » est un bois particulièrement difficile à travailler. On peut penser, en suivant l’avis de plusieurs spécialistes, que le fait de tremper préalablement dans l’eau les planchettes « brutes » permettait d’ « inciser » plus facilement le bois.

Aimé Giron a décrit les derniers mètres « d’une lieue de dentelle » se pelotonnant « sur l’étroite et mince planchette sculptée » et Joseph-Louis Corcelle avait vu -à l’encontre de Julien Turgan qui distinguait la « planchette en bois » de la « petite planchette en carton » sur laquelle la dentellière enroule son ouvrage pour « le vendre à l’un des comptoirs »- les jours de marché, avant 1891, le petit peuple ponot apporter « sa pièce de dentelle enroulée autour d’un morceau de bois sculpté ». La fonction esthétique étant au moins aussi importante que l’utilité pratique, on peut dire que les décorations qui ornent les planchettes de dentellière sont consubstantielles à leur fonction.

Que faut-il penser, en l’absence d’informations, du « rouleau-tambour » de dentellière de la collection Alphonse Aymar ? Les spécialistes en symbolique y verront le « dévidoir » de la vie et suivront son fil d’Ariane. De manière plus pragmatique on s’interrogera sur sa fonction de « tambour » (roue placée à l’arrière du carreau) ou de « rouleau » (destiné à « enrouler » la dentelle).

A ce propos, rappelons que les « tambours de dentelle » constituent, pour reprendre la formule de Las Cases, « les chefs-d’œuvre de la sculpture paysanne en Dauphiné » et Mr Prost nous affirmait que le « fou » Amoudruz, constatant la raréfaction de ce « produit » de collection à large surface décorative, s’était  résigné » à « se rabattre » -pour sa plus grande gloire à venir d’ailleurs- sur  les quenouilles.

Un objet de collection

Les planchettes seront sculptées « de manière vive » plus ou moins marginalement jusqu’en 1950. Nous avons, en effet, trouvé à Bains (Haute-Loire) une planchette sculptée en 1947 conçue à des fins « pratiques » et non décoratives que les amateurs les plus éclairés prirent pour une copie. Toutefois, bien des réalisations ne s’inscrivent pas dans cette tradition vive. Roger Gounod faisait  remarquer en 1977 : « Mais les collectionneurs s’y sont intéressé depuis plus de 100 ans, aussi, à côté des planchettes utilitaires, trouve-t-on des objets destinés aux marchands d’antiquités et aux collectionneurs ».

La distinction entre « tradition vive » et « tradition morte », souvent difficile à établir, génère parfois des erreurs. Ainsi, la quenouille que sculpta, à la demande d’Henri Clouzot, un jeune paysan adepte des techniques agricoles les plus modernes mais qui reproduisait l’art des anciens, traduit une tradition ni vive ni morte mais « moribonde » tandis que le « Sylvain » des environs de Cayres qui fournissait, dans les années soixante, les brocanteurs du Puy en planchettes, ne faisait que pérenniser une tradition décorative dentellière fort en honneur dans les villages alentour.

Le nombre virtuel des planchettes décorées est certainement incalculable. Marcel Exbrayat, L’Art populaire de la planche de la dentellière et les petits coffrets de bois qui servent à leur usage (« Almanach Renouveau » 1981) a suggéré l’impossible exercice en évaluation en partant de la récurrente estimation portant, en 1872, à 130 000 le nombre de dentellières. Il faudrait compter -en partant d’évaluations beaucoup plus basses- avec les générations qui se sont succédé depuis la deuxième partie du XVIIe siècle et faire intervenir une légion de variantes pour aboutir à une double évaluation visant à déterminer le nombre de planchettes effectivement décorées et le nombre de spécimens réellement conservés.

Les planchettes ont suscité de nombreuses vocations de collectionneurs. Un ancien antiquaire du Puy-en-Velay en possédait plus de cent tandis qu’un autre collectionneur de Langeac en est aujourd’hui à 104 ! Dans les milieux bien informés, on raconte que l’antiquaire René Ajalbert -dont la disparition a laissé un vide sidéral dans la bonne ville de Saint-Flour- débarqua au beau milieu d’un salon avec un stock de plus de 150 planchettes ! Il est vrai que le nombre n’ajoute pas forcément à la valeur. D’autres « grands » collectionneurs préfèrent œuvrer dans le remarquable et ne posséder que vingt ou trente planchettes de très haute facture à tous les sens du terme. On se doute bien que de nombreuses pièces, parfois les plus remarquables mais qui mériteraient un examen, ont échappé à la lumière des musées pour rester dans l’ombre des cabinets d’amateurs éclairés.

Ces vocations ne datent pas d’hier puisqu’Ulysse Rouchon rapporte que plusieurs pièces figurant dans les collections du musée du Puy ont été exécutées à l’intention des collectionneurs. Ce serait le cas de la planchette représentant « 2 personnages de profil, agenouillés sur un prie-dieu et surmontés d’un angelot ». Au demeurant, l’évident manque de patine de cette planchette -qui saute aux yeux lorsqu’on l’examine de près- ne saurait tromper l’amateur d’art populaire. L’ancien conservateur du musée Crozatier évoque, par ailleurs, le souvenir de ce jeune homme du Puy-en-Velay qui, en 1921 lors du Jubilé de Notre-Dame, réalisa des planchettes ajourées à l’effigie de la Vierge « identiques à des objets de même nature fouillés depuis des centaines d’années ». Il va sans dire que ces planchettes qui ne sont pas « bonnes » au sens de l’art populaire trouveraient facilement acquéreurs aujourd’hui.

Ajoutons que Marius Vachon -qui avait été chargé, de 1861 à 1862, par le Gouvernement de missions officielles visant à étudier l’industrie de la dentelle en rapport avec les institutions publiques en vue du développement des industries d’art- affirmait, en 1889, que les touristes recherchaient « avidement » les plaquettes de bois servant à enrouler la dentelle et il osait -comme si la loi de « l’offre et de la demande » était l’exclusivité des privilégiés- qualifier de « cupides » les dentellières qui faisaient dorénavant payer vingt louis une de ces planchettes sculptées  « qu’elles auraient donné  pour cent sous »  voilà une vingtaine d’années.

Planchettes du musée Crozatier

Nous avons rassemblé une petite collection de planchettes en sélectionnant, parmi plusieurs centaines qui passèrent entre nos mains, celles qui témoignaient de rusticité, d’originalité, de densité pour composer, au bout de la collection, une symphonie  conjuguant  diversité et unité. A ce titre, nos planchettes « fonctionnent » comme notre musée : elles n’ont d’autre fin, à partir de représentations mille fois rejouées -le lecteur appréciera- que de susciter, si c’est encore possible, l’étonnement de Zazie. Pourtant, les exceptionnelles planchettes du musée Crozatier recueillies dès le XIXe siècle dans leur terre d’élection et de prédilection avaient tout d’abord découragé notre collecte.

Lors de sa visite au musée du Puy, en 1870, Laval d’Arlempde -réputé voyageur et ancien l’élève de l’École des Beaux-Arts- s’intéresse surtout à la période gallo-romaine et à la peinture tandis qu’Antoine Alvergnas, le personnage de Jean Rameau, admire « le corsage de dentelle porté par Marie-Louise le jour de son mariage avec Napoléon ». Quelques années plus tard et à en croire Gariel, l’aréopage de savants, en provenance du « Congrès scientifique de Clermont-Ferrand » sont surtout sensibles aux minéraux et végétaux présentés par deux éminents géologues locaux Félix Robert (1800-1878) et Bertrand de Lom (1799-1878) ou, dans la salle des objets dits « de curiosité », aux « plaques de mulets, plaques de cuivre décorées qui décoraient la tête de ces animaux ».

Par bonheur, tous les visiteurs ne firent pas preuve d’une admiration aussi  « haute couturière » ou conventionnelle que celle de ces érudits. Le Dr Antoine-Marie Rimaud -en 1878- invite déjà esthètes et historiens à observer « les plaquettes de bois » des dentellières du musée du Puy. Le médecin-excursionniste, dans le ton propre à celui des élites de l’époque, saisissait cependant l’essentiel : « Des pièces curieuses de ce genre ont été réunies par M. Aymard, conservateur de ce musée. Sur ces plaquettes, de modestes artistes, peut-être de simples pâtres amoureux, ont sculpté, pour leurs bergères, des sujets quelquefois bizarres et originaux ».

Un peu plus tard, lors de sa visite à ce même musée, Marius Vachon donna -après George Sand et le Dr Francus- une inoubliable description du conservateur, cet Auguste Aymard (1808-1889) qui était tout à la fois le personnage dont les auteurs précités se plaisaient à mettre en évidence le caractère hors-normes mais aussi ce chercheur à la fois éminent et désintéressé que Mérimée et Viollet-le- Duc prirent pour guide et dont Emmanuel Magne montre qu’il avait choisi de rester fidèle à son « pays » alors qu’il aurait pu poursuivre une brillante et parisienne « carrière universitaire ». C’était encore ce « bon M. Aymard », autre conservateur d’exception, qui avait rassemblé les premiers « plioirs à dentelle » muséologisés devant lesquels s’extasiait Marius Vachon qui louait  les « merveilles exécutées par des artistes improvisés, des bergers généralement » et qui en répertoriait les motifs décoratifs : scènes intimes, chasses, animaux, arabesques, combinaisons géométriques, etc.

Les 60 « planchettes » présentées au Musée Crozatier méritent un examen attentif. Roger Gounot qui a produit un descriptif  précis de celles-ci a donné le jugement d’un professeur de dessin qui privilégie la technique. Ainsi, la planchette 865 (inv. 45602) datée 1729,  au décor d’une extrême finesse et au décor religieux emporte l’adhésion. Il en va de même  de la planchette 877 qualifiée de « très belle » (inv. 37. 1. 502) et décorée de riches entrelacs et de cœurs en ajourement. Nous sommes déjà un peu moins sensible à la « très belle planchette » 864 ornée de deux rosaces encadrant quatre rectangles ornés de chevrons (inv. 44. 1. 761) qui laisse percer, dans l’indéniable beauté de sa facture, un certain académisme. Le plioir 873 (inv.  37. 1. 503) daté 1776 ne doit pas nous abuser par l’apparente simplicité de la décoration en petits triangles écrasés dont nous avons précédemment, avec André Crémillieux, souligné toute l’importance.

Roger Gounot a également « iconographié » les deux planchettes « papillon » 843 (inv. 45. 598) et 856 (inv. 45. 601) ainsi que les planchettes 861 (inv. 44. 1. 624) et 863 (inv. 44. 1. 623) dont le rendu en noir & blanc ne permet pas de rendre compte de la beauté de ces pièces qui valent tout autant par leur polychromie que par leur facture.

A ces planchettes, nous adjoindrons les planchettes 855 (inv. 872.31) et 859 (inv. 872. 5) datées respectivement 1671 et 1684 ainsi que la 875 (inv. 37. 1. 505) davantage à sa longueur (290 mm) qui lui donne l’aspect d’un quart-d’aune que de la qualité de sa décoration.  Deux planchettes, en raison de leur finesse doivent être mentionnées : planchette 858 (inv. 44. 1. 616) ornée de deux rosaces centrales et bordés de ce que Roger Gounot appelle les « zigzags » et surtout la planchette d’anthologie 894 (inv. 874.206.1) qui ajoute le charme de la polychromie à la très remarquable finesse de l’exécution.

On ajoutera la planchette 849 (inv. 874. 206. 2), « entourée de deux tètes de profil ». Il s’agit vraisemblablement d’une planchette du XIXe qui, au-delà de la gaucherie de l’exécution soulignée par Roger Gounot, laisse percevoir, à travers l’originalité du dessin, des velléités individualistes comme si le sculpteur, s’affranchissant des stéréotypes ornementaux inhérents au genre, voulait marquer dans l’histoire la conjointe aventure de sa promise et de lui-même.

Enfin, retenons, au plan de la polychromie, deux planchettes très différentes : la 878 (inv. 37. 1.509) dont Roger Gounot souligne la finesse décorative sans mettre vraiment en évidence le caractère très exceptionnel de la polychromie qui montre que l’auteur, véritable « professionnel » de la « gravure » sur bois a dépassé le stade technicien pour atteindre l’art véritable.

Planchettes des « Arts populaires des pays de France »

Denise Glück & Georges-Henri Rivière analysent 15 plioirs, Arts populaires des pays de France, tome II, 1976), de bonne qualité mais qui n’atteignent jamais l’exceptionnalité. En l’absence de millésime, les auteurs paraissent, à juste titre, dater du XVIIIe les planchettes à forte densité décorative et du « XVIIIe-XIXe » les autres pièces présentées. C’est le cas de l’ « incertaine » planchette dont « le motif central entre la rouelle droite et la rouelle tournoyante » dite « Auvergne, 18e siècle ». La beauté de ce plioir -dont l’attribution à l’Auvergne est également incertaine- a échappé à la sagacité des auteurs de référence qui demeurent prisonniers de leurs analyses symboliques.

En effet, en dépit (ou à cause) de sa gaucherie apparente, cette planchette est, du corpus précité, la plus « naïvement » et viscéralement belle. Bien entendu et comme nous ne cessons de le répéter, on ne peut, en matière d’art populaire que se contenter de dégager des tendances. De ce fait, les exceptions sont nombreuses. Ainsi, la planchette datée 1773 et présentée en gros plan manifeste un dépouillement qui séduit les spécialistes de l’art populaire : « La répartition rigoureuse du décor, semblable à celle d’un tapis ou d’un meuble, la maîtrise de l’exécution, le nombre limité des motifs ne justifierait-il pas que soit évoqué ici un style classique de l’art populaire ? ». Cet hommage n’est-il pas à double tranchant ? En louant la rigueur et la maîtrise du facteur de plioirs et en parlant à juste titre de classicisme, Denise Glück & Georges-Henri Rivière ne renvoient-ils pas cette planchette à l’art consommé et finalement si peu « parlant » du « spécialiste » ? En d’autres termes, cette planchette ne contredit-elle pas, en caractérisant l’exception qui confirme la règle évoquée plus haut, l’essence même de l’art populaire et l’irréductible « romantisme » de la façon qui a toujours, au-delà des techniques apprises à l’atelier et à l’école, enchanté les esprits et les cœurs ?

Planchettes du Musée de la Haute-Auvergne

Jean-Claude Roc nous a permis de consulter, sur DVD, les 149 planchettes du Musée de la Haute-Auvergne à Saint-Flour qui constituent, au plan quantitatif, une des plus importantes collections régionales. Le fait, pour étonnant qu’il soit (étant entendu que le Cantal n’est pas le pays de prédilection de ces pièces d’art populaire) est lié à la personnalité de Joël Fouilleron qui contribua à enrichir prodigieusement et talentueusement, entre 1970 et 1990, les incomparables et encore invisibles « réserves » du musée du Haut-Cantal.

Dans l’article trop succinct qu’elle consacre aux planches à dentelle, Edith Mannoni a également admiré des « plioirs » à Saint-Flour, Mobilier régional de Haute-Auvergne. Cantal – Velay – Lozère (1999), « car la dentelle s’était répandue un peu partout en Auvergne ». On constate que l’auteur a attribué à la région de Saint-Flour une tradition décorative imaginaire puisque les planchettes du Musée de la Haute-Auvergne furent « chinées » essentiellement en Velay et, de manière moindre sans doute, en Brivadois et  Livradois. En effet, Joël Fouilleron nous confirme qu’aucune des planches à dentelle collectées par ses soins ne provient de Saint-Flour.

Cette collection de149 planchettes qui a l’insigne mérite d’exister « virtuellement » rassemble une bonne trentaine de planchettes d’excellente facture dont une planchette à incrustation d’étains présentée dans notre « Musée » et beaucoup de pièces qui ne dépassent pas le niveau du  « document ethnographique » à l’instar du modeste plioir (« MHA 1973 10-30 ») qui a la particularité de présenter des bords latéraux « tourmentés ». On retient deux planchettes polychromes : l’une assez bien travaillée (MHA 1971 42-3) et surtout une autre toute simple, ornée seulement d’une rosace mais tellement bien dans son « jus » lie de vin (« MHA 1973 103 »). Les rares essais de motifs zoomorphes ou anthropomorphes (« MHA 1976 531  a 2 », « MHA 1975 27-21 »  ou « MHA 1070 60 9 ») en restent au « témoignage » à l’instar du motif quasi biblique mais de facture trop récente pour être vraiment crédible d’une « Lyonne » faisant face à un serpent enroulé autour d’un arbre.

Sans préjuger de leurs « qualités » mais à « quantité » quasi égale, on comparera la collection du Musée de la Haute-Auvergne à celle de Mr Siozade dans la mesure où nombre de plioirs, collectés à une époque relativement récente, n’ont pas cette « patine » qui sauve les ouvrages offrant la ritualité décorative la moins exigeante. D’autres collectionneurs, soucieux de répondre aux exigences des grands collectionneurs parisiens s’efforcèrent de compenser la relative médiocrité des planchettes les plus communes par une sélection draconienne des pièces collectées. Néanmoins, certains amateurs régionaux (c’était le cas de l’antiquaire Maurice Blanc), sans doute parce qu’ils étaient quotidiennement confrontés au problème des planchettes, rassemblèrent des collections de grande qualité.

Toutefois, on retiendra l’exceptionnelle planchette  « MHA 1973 10-1 » en ajourement -ostensoir occupant toute la partie centrale et  couple de fiancés « sculptés » dans la partie inférieure- qui mérite de figurer au rang des plus belles pièces d’art populaire.

Des faux en sculpture

Alors même que nous privilégions la « chine » en situation, nous avons souvent acquis ces pièces auprès de marchands. Au tout début de nos prospections, alors que nous nous intéressions essentiellement aux brabants et râteleuses abandonnés dans les champs, nous avions acheté 5 « planchettes » à un vieux commerçant cordonnier de Langeac qui connaissait l’art de la vente sur le bout des doigts. Je revois encore l’air confondu de René Ajalbert à la vue de ces minables « pompes » que je lui montrais pourtant fièrement. C’est en forgeant qu’on devient forgeron et cette malencontreuse et coûteuse (250 F en 1970 !) expérience m’apprit sans doute davantage que les explications les plus sophistiquées. Ce qui ne m’empêcha nullement de renouveler mon erreur quelque dix ans plus tard. Il est vrai que cette fois le faussaire avait du génie : ancien élève de l’Ecole des Beaux Arts, il travaillait remarquablement le bois et avait même récupéré de vieilles planchettes non travaillées mais passablement gironnées comme on en trouve parfois dans les anciens stocks de « cartons » et de dentelles.

Les remarques de Roger Gounot corroborées par André Crémillieux qui pensent qu’on peut déjouer les impostures « sur la mauvaise foi d’un angle pas assez émoussé» et même par Pierre-François Aleil qui notent que les contrefacteurs « préfèrent reproduire des dessins qui à peu de frais, permettent de décorer toute la surface » sont parfois mises à mal par les faussaires les plus redoutables. En effet, si des amateurs éclairés peuvent facilement reconnaître les reproductions les plus courantes, il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de faussaires qui érigent la contrefaçon en art.

Au demeurant, la chose n’est pas nouvelle. Il faut relire l’article de 1913, Fabrication de Fausses Pièces, d’Alphonse Aymar & Gaston Charvilhat. Les auteurs montrent que les amateurs « en art ancien » furent dupés de longue date : « les antiquités se faisant de plus en plus rares », d’ingénieux faussaires s’employèrent à rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande. Les auteurs pointaient du doigt un ancien chiffonnier de Riom -décédé au début du XXe siècle- qui fabriquait de fausses pièces en bronze. Ce « sieur X » s’était fait une spécialité dans la récupération de vieilles monnaies (indispensable matière première) et possédait une série de moules en bois qu’il portait régulièrement chez un usinier thiernois. Quant au fumier de cheval, il donnait toute leur patine aux objets contrefaits.

Ajoutons l’état déplorable du local d’exposition, la fausse naïveté du marchand, les prix élevés (mais notoirement en dessous du marché) pratiqués, l’empressement fébrile du chaland et vous comprendrez que les auteurs ont décrit des pratiques immuables que pérennisèrent -ces dernières décennies- dans notre belle Auvergne plusieurs brocanteurs issus pourtant de vieille souche paysanne.

On peut affirmer -rien de nouveau sous le soleil- que de telles pratiques sont toujours de saison même si les éventuels faussaires d’aujourd’hui ne manifestent pas la fausse naïveté du marchand d’antan et n’hésitent pas à pratiquer des prix prohibitifs, question de crédibiliser la marchandise. On cite même tel intrépide faussaire qui n’hésitait pas à recueillir, au sommet d’un clocher, de la poussière de temps dont il imprégnait ses troublantes « pompes » pour déjouer les éventuelles et onéreuses analyses chimiques !

Statut du facteur de planchettes

Ces propos nous conduisent à poser le problème du statut du sculpteur de planchettes ? S’agissait-il d’un ouvrier spécialisé, d’un « fustier », c’est-à-dire d’un artisan du bois ? S’agissait-il d’un homme particulièrement expert dans l’art de tailler les bois comme ces bergers qui passent le plus clair de leur temps, lors des interminables gardes, à sculpter tous les bois qu’ils trouvent ? S’agissait-il, enfin, du premier quidam venu qui ne manifestait guère de sympathie pour le travail du bois ?

–  Le « facteur de plioirs » Jean de Baille

On peut répondre, avec de nombreuses variantes possibles, par l’affirmative à toutes ces interrogations. En effet, des facteurs de planchettes semblent avoir existé puisqu’André Crémillieux, le premier semble-t-il, a signalé l’existence de deux plioirs signés de la même manière par un certain Jean de Baille. Une nouvelle fois les remarques du Conservateur du Musée du Monastier sont essentielles et nous permettent, d’une certaine manière et par défaut, de poursuivre notre quête du Graal.

En effet, André Crémillieux analyse deux planchettes qui ont la particularité d’être « toutes deux signées de la même façon, dans les volutes de la rosace ourlée, par Jean de Baille ». La première, présentée par l’auteur, est destinée à « Izaboil Lovcel » et datée 1784 tandis que l’autre, datée du 7 février 1791, figure au N° 898 (inv. 68.2.1) du  Musée Crozatier. On ne peut, une autre fois, que souscrire aux remarques d’André Crémillieux : « Bien faites, en bois dur, elles paraissent un peu rigides. Les motifs y sont trop bien répartis et variés, comme si l’auteur avait plus de métier que d’inspiration. Il est tout à fait probable que Jean de Baille travaillait sur commande ».

La datation des planchettes apporte de précieux renseignements. En effet, la maîtrise technique de ces planchettes pourrait nous inviter, eu égard à leur « sécheresse » d’exécution,  à les dater  du milieu du XIXe avec un gros point d’interrogation pour le plioir daté 1784 dont les trois fleurs de lys placées en forme d’en-tête paraissent comme signer un temps prérévolutionnaire. Le fait que la façon soit redevable du concours d’un professionnel de la planchette pourrait montrer (seulement à titre d’hypothèse) l’indigence de la « pure » technique en matière d’art populaire. Le fait nous interroge d’autant plus que nous touchons  une époque (le XVIIIe siècle) qui a certainement produit le plus grand nombre de remarquables ouvrages dans le domaine considéré en raison même de la « spontanéité » de l’inspiration qui prévalait alors.  On pourrait penser que nombre d’exécutants parmi les plus « avertis » ont perdu dès cette époque ce « souffle divin » qui inspirera d’anonymes et incultes artistes, issus des montagnes les plus profondes du Velay,  jusqu’à une date avancée du XIXe siècle.

–  Les « fustiers » occasionnels

Les artisans du bois -qu’ils fussent plus ou moins « professionnels » ou occasionnels-  ne redoutaient pas le travail en séries. Ainsi, nous avons trouvé une « bonne » planchette XIXe -avec trois motifs décoratifs en forme de cloche suggérant un calvaire- en tous points identiques à une autre qui fait partie de nos collections. Michel Jourde & André Crémillieux corroborent ce propos en présentant, dans la revue « La Dentelle », Décembre 1984,  Deux plioirs identiques présentant des décorations « bien connus et recensés » tels étoile, cercle, bandeaux, épis, rosace et cœurs. Voulant, sans doute, sauver ces productions de l’écueil de la redite, André Crémillieux ajoute cependant : « Il ne faut pas pour autant penser à une production stéréotypée … véritables objets d’art populaire, ces plioirs portent les signes du fait main ». Michel Jourde qui corrobore les analyses d’André Crémillieux est tenté de penser « que ce n’est pas la même main qui a sculpté ces deux plioirs ».

A contrario, on observera des ressemblances assez frappantes entre des plioirs manifestement exécutées par des mains différentes en expliquant le fait de diverses manières (mêmes sources d’inspiration : nombre relativement limité des sujets reproduits ; imitation de pièces observées dans l’entourage, etc.).

D’autre part, il n’est pas douteux non plus que certains artisans du bois aient complété leurs maigres revenus par ce travail plus ou moins saisonnier. A ce sujet, un brocanteur de Langeac avait trouvé vers 1980, dans l’atelier d’une ferme proche de la région tout le menu outillage (Jean Bedel cite le couteau, la réglette ou le compas) destiné à sculpter des planchettes. Dans un récent courrier, Pierre-François Aleil nous reproche de nous extasier devant une découverte aussi dérisoire. A l’évidence, le conservateur des Monuments historiques d’Auvergne a raison. Lui-même ne fait trop cas de la centaine d’« outils coupants » qu’il découvrit, « il y a plus de cinquante ans dans la caisse d’un sculpteur sur bois ».  En effet, on ne voit pas très bien ce que le « compas » et qui plus est la « réglette » pourraient bien apporter à l’art populaire ! Néanmoins, le musée a besoin d’authentiques  « supports matériels » pour laisser aller les imaginations.

N’oublions pas, aussi, que ces planchettes que Philippe de Las Cases désigne, dans une vision très proche des bergeries galantes de L’Astrée, comme « aimables produits de l’art rustique » étaient effectivement offertes par le fiancé à sa prétendue. De fait, ce gage d’amour n’était pas toujours oeuvre d’art et nous restons souvent confondus devant la maladresse, l’inhabileté de l’exécution de certaines planchettes qui, à l’évidence, ne témoignent pas d’un réel ou informel apprentissage. On comprend, dès lors, que les plus fortunés ou les mieux inspirés se soient tournés vers un camarade plus habile et plus à même de réaliser un ouvrage à haute valeur symbolique.

Naïveté de l’exécution et « art naïf »

Cet ouvrage sur la « dentelle du Puy » nous a conduit à « dépasser », de beaucoup,  « les bornes » préalablement fixées. En effet, notre désir premier consistait à traiter essentiellement des planchettes à dentelle que nous avions, dans les premières années de notre collectionnite, relativement dédaigné eu égard à notre « petite  idéologie » qui nous conduisait à privilégier les objets non décorés. La fréquentation sans répit de l’art prétendu « instinctif » nous a incité à considérer différemment le plioir à dentelle.

Les passionnés « d’art populaire » ont sans doute compris que nous  abordions un problème insoluble qui mérite un examen sérieux si on ne veut pas en rester au stade de « l’amateur » de La Bruyère qui s’extasie indifféremment et simultanément sur les pièces les plus remarquables et les « drouilles » les plus hypocrites.

Les planchettes les plus « naïves » constituent un genre redoutable. On ne reprochera pas à l’universitaire de les traiter comme des « documents ethnographiques » ni au rejeton d’une ancienne dentellière de s’attendrir sur la « planchette » de la « mémé » mais on demandera à l’un et à l’autre de dépasser cette double et également respectable approche scientifico-sentimentale.

Dans notre ouvrage précédent, nous avons essayé de déterminer ce qui relève de la maladresse de l’exécution et ce qui appartient à l’authentique et gracieuse « naïveté » en rappelant les pertinentes remarques de Jean Cuisenier citant Maximilien Gauthier traitant du concept d’« ingénuité » qui renvoie à la fois au meilleur Voltaire de L’Ingénu et à l’étymologie « né libre ».

La planchette, datée 1877 (présentée dans le « Musée des Campagnes »), de forme quasi carrée et trouvée dans une belle et montagnarde armoire de Bellevue-la-Montagne nous paraît incarner -avec sa maison digne des textes psychanalytiques au recto et ses illisibles inscriptions au verso- une naïveté de bon aloi mais qui reste plus proche du « document » que de l’« art ».

En revanche, nous mettrons à un haut niveau la planchette datée1769 (présentée par André Crémillieux et extraite des collections du Musée du Monastier), véritable catalogue de motifs divers qui paraissent échapper à l’ordre que l’artisan, tout d’abord et dans la partie antérieure de l’une des faces, a voulu donner. L’exécutant, en matérialisant dans le registre de la densité une inspiration au libre cours, a providentiellement échappé au piège de la dérive technicienne.

On en dira tout autant de la planchette présentée par un collectionneur qui, de manière tout aussi dense et naïve, décline l’ensemble des attributs de la Passion.

Il faut se persuader que l’« art », appréhendé à n’importe quel niveau, relève du miracle. En considérant la planchette 897 du Crozatier (inv. 44.1.622), gravée au nom de « GIODINE » et ornée d’un ostensoir et de rosaces, nous ne pouvons nous empêcher de la comparer, dans son noyer foncé, à celle du « loup-garou sabré ». Comment se fait-il que la première reste si pauvre et si rituellement et techniquement académique alors que l’autres touche -à l’instar de la quenouille de Sainte-Geneviève-des-Bois- l’art sans frontières qui touche invinciblement les cœurs si ce n’est que l’inspiration des exécutants, se libérant du convenu et de l’officiel, a trouvé les ressources qui lui ont permis de « faire corps » avec le non-dit des consciences ?

Planchette et valeur marchande

– Planchette et valeur ajoutée

Deux types essentiels de planchettes peuvent être distingués : les pleines et les ajourées. Quant aux motifs, ils ont fait l’objet de très nombreux travaux qui mettent en exergue les différentes variantes de rosaces et les thèmes fréquents du coeur, de l’étoile ou du grain de blé. Ajoutons les symboles religieux (ciboire, ostensoir, chandelier, cloche, croix, etc.) ainsi que les représentations anthropomorphes et zoomorphes (coqs, oiseaux).

A la différence d’Alice Taverne, de Joseph Vaylet ou même d’Alex Folléas, nous avons été confronté à la valeur vénale des objets et je suis, un peu malgré moi, devenu  expert en la matière du simple point de vue mercantile. Ainsi, le « critère 1 » relève de la qualité de la patine: la première qualité d’une planchette, la condition sine et qua non de sa conservation à titre de pièce d’ « art populaire » (et non de « document » ethnographique) réside dans la patine qui est véritablement l’or du temps. Quant au « critère 2 », il met en jeu l’habileté de l’exécution : les planchettes les plus recherchées sont les plus remarquables dans leur exécution technique et leur densité décorative. Le « critère 3 » fait intervenir  l’inscription et le millésime qui ajoutent incontestablement de la valeur à la planchette en la situant historiquement. En ce qui concerne ce dernier critère, plus la date est ancienne, plus la planchette est valorisée, surtout à partir de la date 1700 et sans parler des rarissimes planchettes en date du XVIIe. Le « critère 4 » concerne la forme davantage que le format de la planchette qui peut être carrée ou présenter un rétrécissement médian (cf. planchettes dites « papillon »). L’éventuelle polychromie, « critère 5 », en rouge, noir, jaune, vert ou bleu, confère à la planchette une note d’exceptionnalité que le « critère 6 », à savoir l’originalité de la décoration conforte encore et cela d’autant plus qu’il s’agit d’une représentation à haute valeur symbolique comme celle de la Vierge noire ou de la Bête du Gévaudan. Des motifs anthropomorphes valorisent également la planchette surtout s’ils renvoient à une évocation historique ou à un métier : il ne manque à la planchette, récemment acquise par le musée Crozatier (à motif zoomorphe d’abeilles) que la présence de l’apiculteur. Le « critère 7 » – à savoir les incrustations de cuivre ou d’étain, d’ivoire et, plus rarement, de verre, d’os ou de corne- rehausse considérablement l’objet. Ainsi, la planchette à incrustations d’étain du musée de Saint-Flour, sans être exceptionnelle, bénéficie d’une indéniable valeur ajoutée. Sans citer, si ce n’est par prétérition, une banale planchette dont les contours des figures sont dessinés au moyen de petites pointes en cuivre, plusieurs planchettes à incrustations d’os sont signalées tandis qu’un collectionneur possède une planchette avec incrustations de verre. Pierre-François Aleil signale même, après Joseph Désaymard, des incrustations de cire à cacheter dont on souhaiterait voir un spécimen. En effet, l’existence de telles planchettes n’aurait rien d’extravagant puisque les têtes des anciennes épingles servant à fixer les « points » de la dentellière étaient, jadis, recouvertes de cire à cacheter.

L’ancienneté d’une planchette est souvent gage de qualité. Ainsi, la planchette à la Vierge noire (présentée, en 1980 et vendue, semble-t-il, lors de la seconde vente aux enchères du Puy de juillet 2007) est de facture beaucoup trop récente pour dépasser le stade de la curiosité. En revanche, sur les 60 plioirs du musée Crozatier et les 19 du Trocadéro (présentés par Las Cases) restent de bonne facture. Toutefois, plusieurs planchettes du Trocadéro restent -à l’instar d’une planchette qui voudrait se faire « papillon » et à l’exception de plusieurs spécimens remarquables- relativement trop quelconques dans leur exécution pour atteindre vraiment le « top-niveau ».

Il n’est, bien entendu, tout à fait surréaliste, d’établir des lois en matière d’art populaire. C’est une des raisons qui nous conduit à renoncer quasi définitivement à l’exercice en statistique pour privilégier la notion de « fréquence » et, partant, à considérer la seconde moitié du XVIIIe siècle  comme l’âge d’or de l’art populaire vellave en raison de la densité décorative souvent à l’œuvre dans la décoration des planchettes réalisées à cette époque. On touche à ce que van Gennep considère, de manière trop péjorative, comme une technique de remplissage.

On notera que la planchette à beurre datée 1732 du Musée Crozatier (inv. 892. 14.84) présentée par Ulysse Rouchon, Planches et moules à beurre en Velay (« L’Art Populaire en France », 1931) et à laquelle Roger Gounot n’a pas attaché suffisamment d’intérêt constitue, avec son décor (« demi-lune », « croix pattée », « scie », « étoile », « coq picorant des grains d’orge », « fleur de lis », « deux étoiles inscrites dans des cercles », « deux croix inscrites dans des cercles », « échelle », « vase contenant une fleur qu’entourent des oiseaux »), une pièce exceptionnelle qui rivalise avec les plus belles planches à dentelle.

D’un point de vue personnel, nous avons toujours privilégié -avec les naturelles et inévitables exceptions qui confirment les règles les mieux établies- les planchettes « pleines » aux planchettes « ajourées », sans parler des planchettes réalisées à la « scie fine », de facture trop récente pour susciter, en dépit d’une inscription valorisante (Cf. « AMITIE EMA » dans la planchette présentée par Alain Bordet) un réel sentiment d’admiration. En effet, les plus belles planchettes ajourées qui, de prime abord, se marient si bien aux « pleines » et aux « vides » des dentelles, exigent une dextérité qui, souvent, range l’inspiration à l’odre des « artifices » les plus habiles. Par ailleurs, les surfaces réduites (type « quenouille » ou « passette ») conduisent le plus souvent l’artisan à des  manœuvres « mécaniques », au sens le plus péjoratif du terme, c’est-à-dire « purement » techniques. Or, si l’on considère trois séries d’objets d’exception -eu égard à la surface décorative virtuelle- comme les « plioirs », les « tambours de dentelle » et les coffrets, seuls les premiers offrent cette diversité d’inspiration et d’exécution qui, au final, justifie la réputation du Velay considéré comme temple de l’art populaire. On sait que les artisans populaires -Las Cases, après d’autres auteurs, le rappelle- se sont inspirés de symboles millénaires comme la récurrente « swastika », la boiserie ornant le chœur de l’église, une « rosace de vitrail » et même le décor des cuirs de Cordoue.

En ce sens, ce sont -à compter d’un minimum et rarement atteint niveau d’exigence esthétique- les productions les plus « existentielles », les sujets inspirés par la faune et les légendes locales -en excluant le plus souvent les « sujets » passe-partout- qu’il faut privilégier sans s’arrêter au jugement des spécialistes de « l’art instinctif » qui ne parviennent toujours pas à identifier  les « animaux dessinés sur un coffre de 1746, du Musée Dauphinois » qui ne ressemblent pas plus à des bœufs, à des moutons ou à des cerfs que  les barcelonaises « demoiselles d’Avignon » ressemblaient -à mille bottes de sept lieues du pont où on les imagine danser- à « L’Arlésienne » de Daudet !  A ce titre, les planches à dentelle vellaves -réalisées par les moins « mal faisants » des paysans les plus analphabètes- incarnent un « art originaire » qui appartient autant aux « Chinois d’Afrique » et aux Hurons de nos montagnes qu’aux artistes les plus « civilisés » !

Ne nous risquons pas à ériger en lois intangibles nos affirmations que de nombreuses observations, Dieu merci, remettent sans cesse en cause. L’art populaire n’appartient à personne et nous voulons simplement suggérer des « tendances ». Ainsi, van Gennep présente, Quenouille de mariée à manche décoré (« Artisans et Paysans de France », 1946), une quenouille qui se trouvait dans l’église de Sainte-Geneviève-des-Bois (Seine-et-Oise) dont l’ethnologue a parfaitement rendu compte de l’exceptionnalité sans mesurer vraiment la dimension esthétique de la décoration et en particulier de « la bonne femme (qui) représente sans doute la vierge » dont il donne une description au rabais.

Jean-Louis Voruz, l’estimé brocanteur « Au Vieux Singe » du Puy-en-Velay, apporte  l’intéressant point de vue d’un homme de terrain et d’un professeur. Ainsi, il fait allusion aux inhabituelles  et brèves maximes parfois inscrites sur les planchettes. A l’exception des motifs d’inspiration religieuse, ces rares maximes sont généralement de mise sur les planchettes les plus naïves qu’elles valorisent incontestablement. On opposera ces inscriptions « existentielles » à celles des « lunes » muletières qui témoignent, souvent, d’intentions propres  à une  corporation. Par ailleurs, Jean-Louis Voruz fait allusion à des planchettes représentant une scène cynégétique et un paysan labourant qu’il a précédemment vendues.

Si ces pièces sont « authentiques », elles méritent toute notre attention. Le sont-elles vraiment ? Que recouvre le concept d’« authenticité » ? La question, pour être byzantine, n’en mérite pas moins d’être posée. Le problème des faussaires -précédemment évoqué- est d’importance. Il faut être persuadé qu’ils n’ont jamais cessé d’œuvrer et qu’ils ont, naturellement, produit (ils les produisent encore au compte-goutte) les pièces les plus spectaculaires. Se pose également, le problème, également rappelé, des anciennes planchettes réalisées « sur commande ». Les spécialistes de « l’art savant » auront beau jeu d’affirmer que nombre de chefs-d’œuvre des plus grands peintres furent réalisés « sur commande ». Nous pensons, en l’espèce, que l’art populaire a sa propre spécificité. Encore une fois, il ne plane pas sur les hauteurs et « l’exécutant » ne saurait avoir la dextérité de l’artiste. En revanche, ce qui fait, d’ordinaire,  la supériorité du premier sur le second, tient à la « sincérité » que les plus grands artistes ont toujours recherchée comme le bien le plus précieux et -du fait même de leurs conditions socio-culturelles- le moins accessible aussi.

Cette sincérité  « mécanique » -dans le sens où elle « sourd » du collectif tout entier pour « s’abîmer » dans l’exécution d’un seul- est toujours de « l’art populaire » tel que nous entendons l’expression mais rarement de « l’Art populaire » au sens de van Gennep. Dans ce dernier cas, la formule de l’illustre ethnologue est-elle encore légitime ? Lorsque l’« art » populaire touche, comme par miracle,  à l’ « Art » populaire, bien malin celui qui pourrait encore le distinguer de l’Art tout court !

– De la vente aux enchères des planches à dentelle

Les ventes aux enchères constituent un sport national que nous n’affectionnons pas trop mais dont on ne saurait nier le caractère instructif. On a précédemment évoqué la très ancienne « collection Vuillermet ». Jean-Claude Roc fait référence au catalogue de la vente Agnellet-Lucien, Art populaire ancien du Queyras, de la Savoie et du Piémont (1995), qui proposait des coffrets monoxyles du Queyras dont un « fait par Antoine Alex, sculpteur à Saint-Véran » daté 1613.

Nous avons assisté, en juillet 2007, à une vente organisée au Puy-en-Velay qui succédait à une précédente qui avait eu lieu quelques semaines auparavant. Les deux ventes proposaient des planchettes provenant de la collection d’un « ponot » bien connu des spécialistes et dont les propos en matière de « planchette » ont toujours été judicieux. En fait, si le lot mis aux enchères à l’occasion de la seconde vente était, dans l’ensemble, d’une qualité relativement médiocre, alors même que la « bonne foi » de certaines pièces n’était pas avérée, le premier lot comportait, en dépit d’un aspect hétéroclite, des planchettes assez intéressantes.  Les deux pièces qui firent l’objet des enchères les plus élevées étaient effectivement  les plus remarquables. La première offrait un décor mixte -à la fois  recherché et bien composé- de sculptures « ajourées » et « pleines ». Datée 1767, cette planchette donnait l’impression d’une double croix à six branches encastrée dans deux cercles et flanquée, à gauche et à droite, de deux planchettes en réduction. Cette planchette correspond à une composition « en abîme » dont on peut voir, d’une certaine manière, d’autres exemples dans le fronton de la célèbre armoire, originaire d’Allègre (Haute-Loire)  du musée Crozatier ainsi que dans un coffret présenté dans Le Musée des Campagnes. Quant à la seconde planchette, de facture totalement différente, eu égard à sa maladresse, elle présentait de la manière la plus dépouillée et la plus naïve qui soit, un marcheur genre chasseur -pipe au bec et bâton à l’unique main droite- auquel il ne manquait que le fusil et qu’accompagnait un minuscule chien.

En conclusion et avec toutes les réserves d’usage en la matière et au gré des propos échangés par les uns et par les autres, nous avons l’impression que les amateurs d’art populaire du Puy eurent tendance à dévaluer dans leur ensemble les pièces d’un ancien collectionneur dont on savait pertinemment qu’il avait lui-même activement participé à la réalisation de nombre de planchettes présentées. En effet, les nombreux fac-similés, pour rendre plus difficile la détection des plioirs authentiques, n’en condamnait pas pour autant la totalité des pièces mises aux enchères. De fait, on peut dire à propos de plusieurs spécimens  présentés à l’occasion de la première vente, que les prix étaient assez justifiés.

Planchettes à dentelle et herméneutique

Nous avons délibérément privilégié l’aspect esthétique des planchettes mais ce parti pris ne nous empêche nullement de souligner l’intérêt des analyses de nature différente et parfois opposée. En synthétisant les remarques développées précédemment, nous distinguerons six séries d’explications différentes que nous classons par ordre d’intérêt croissant : 1) L’interprétation émotive. 2) Le parallélisme plioir-planchette. 3) L’interprétation statistique. 4) L’explication historique. 5) La description morphologique. 6) L’approche symbolique.

L’interprétation émotive

L’annaliste  donne libre cours à sa propre sensibilité. Ainsi, dans l’article Le Temps d’Avril du vendredi 30 avril 1982 qui faisait la « Une » de l’hebdomadaire « Renouveau »,  Marcel Exbrayat présentait une planchette dont il rendait compte à partir  1) « du printemps, du renouveau, de l’éclosion des fleurs printanières, des premiers lilas » et 2) « du temps de la Passion du Christ et de sa Résurrection ».

Au demeurant, cette interprétation prend souvent les grands symboles comme point de départ. Chez Marcel Exbrayat, ces derniers se confondent avec les mystères de la religion catholique.

 

Le parallélisme plioir-planchette

André Crémillieux & Michel Jourde s’emploient non seulement à découvrir des rapports entre différents points de dentelle et certaines planchettes mais tendent à voir dans celles-ci une imitation de ceux-là. Ainsi, à partir d’un plioir assez insignifiant et à figure losangée, les auteurs écrivent : « Il ne fait aucun doute que le sculpteur a repris un motif de dentelle en forme de losange ». L’imitation serait encore plus probante entre un autre plioir et un « carré en dentelle » : « Les motifs sont similaires : composés de quatre palmes elles-mêmes formées de points d’esprit ». André Crémillieux rapproche, par ailleurs, deux figures présentes sur les plioirs de modèles de dentelle : « La ’grille’ motif de dentelle ressemblant à un grillage et la ‘mate’ motif de dentelle opaque tissé comme une toile ».

A ces rapprochements, toujours intéressants et qui ne manquent pas d’intriguer, on formulera deux critiques complémentaires. D’une part, ils ne manquent pas d’être arbitraires dans la mesure où ils ouvrent la voie à tous les rapprochements. Ainsi, dans un article suivant, A propos de plioirs, une lectrice fait référence à une pièce de dentelle présentée dans une revue américaine  qui évoque la planchette considérée « d’une façon encore plus parfaite que le carré de dentelle qui a été reproduit en comparaison ». D’autre part, ces rapprochements tendent à réduire « l’art du plioir » à une simple imitation.

L’interprétation statistique

Nous n’insisterons pas sur cette tentative d’explication (qui ne trouve un véritable intérêt que dans le cadre de collections importantes et bien localisées) même si elle permet , malgré elle,  de rendre compte, par défaut de recensement ou (pour les planchettes présentant les motifs les plus récurrents), par  l’originalité du traitement, de la valeur de certains plioirs.

L’explication historique

Roger Verdier a donné ses lettres de noblesse à ce type d’explication en appréhendant, par exemple, les différents types d’ornementation en fonction des figurations propres à telle ou telle époque en n’hésitant pas à comparer les « bandelettes  sculptées de chevrons, croisées, dessus-dessous formant des ajours losangiques » d’une planchette aux entrelacs d’une pierre sculptée de l’époque carolingienne présentée au Musée Crozatier.

Les grands symboles font l’objet d’explications qui nécessitent les recherches les plus approfondies. Ainsi, l’auteur explique la substitution de la croix chrétienne à la « Victoire » et à l’aigle païens : « Les princes chrétiens placèrent la croix en remplacement de l’aigle ou de la Victoire que les Romains avaient adopté depuis Caracalla, ceci après les rois barbares qui avaient imité les romains ».

La description morphologique

Nous laisserons de côté l’aspect statistique auquel  nous avons toujours préféré la notion de fréquence pour privilégier l’indispensable description morphologique dont André Crémillieux a remarquablement rendu compte en s’efforçant de classer les planchettes en fonction de « 28 motifs recensés » en 6 groupes qui concernent aussi bien les formes géométriques que les motifs végétaux (« grain de blé », « trèfle », « feuilles », « rameaux », « fleurs », etc.) ; zoomorphes (« coq », pigeons, etc.) ; anthropomorphes (chasseur, berger, etc.) ; religieux (« ostensoir », « ciboire », « calice », « chandelier », « croix », « cloche » etc.) ou symboliques (horloge, sablier, cartes, flèche, etc.).

D’un point de vue classificatoire, les figures géométriques sont les plus difficiles à appréhender. Ainsi, en tenant compte exclusivement du nombre de figures géométriques, André Crémillieux classe un « entrelac » dans la catégorie des « rosaces simples » et une double succession de « grains de blé » dans les « rosaces complexes ».

L’approche symbolique

Dans l’ouvrage essentiel L’Art populaire en France (1975), Jean Cuisenier a présenté -sans vraiment les commenter- plusieurs tableaux relatifs aux motifs succinctement recensés plus haut. On retiendra les figures allant du n°19 au n°43 du tableau « 306 ». Ces 25 figures déclinent autant de variétés de rosaces qui mériteraient une classification systématique que nous ne sommes pas encore en mesure de produire et dont on a vu, avec l’école finlandaise et Mariel J. Brunhes-Delamarre, tout l’intérêt opératoire dans des domaines aussi différents que la classification des contes et celle des araires.

Contentons-nous de présenter, à notre tour, un catalogue de figures géométriques observées dans un nombre trop limité de planchettes vellaves. Comme d’habitude, nous nous attachons davantage aux caractères les plus empiriques de la planchette (ajourée ou pleine ; monochrome ou polychrome ;  datée ou non ; avec inscriptions ou sans ; capacité technique du sculpteur ; degré et valeur de la naïveté de l’ouvrage, etc.)  qu’à des formes géométriques que nous ne sommes pas capables, en l’état, de classer de manière systématique.

Dans le tableau « 309 », Jean Cuisenier présente 10 « rosaces égéennes, grecques et étrusques » qui pourraient fonctionner « comme de véritables modèles, principes d’élaboration d’innombrables œuvres tant populaires que savantes ». Dès auparavant Waldemar Deonna avait illustré son article d’une cinquantaine de pages, La vie millénaire de quelques motifs décoratifs. Ornementation antique, chrétienne, primitive et populaire moderne, de 23 tableaux représentant de nombreuses figures. Il faut également citer L’Art wisigothique et ses survivances (1961) dans lequel les sculptures des musées de Burgos, de Grenade ou de l’église Sant Pau del Camp de Barcelone présentées par J. Puig I Cadafalch ne peuvent qu’interpeller l’amateur de planchettes vellaves.

Francis Laget, notre érudit lecteur à qui nous devons de rapprocher la décoration des plioirs vellaves au grand art savant, pose le problème essentiel de la transmission de ces symboles millénaires. On peut dire que l’explication mécanique (le couteau de van Gennep et le compas d’Adolphe Riff qui imposeraient, dès leurs apparitions successives, leurs volontés au sculpteur) ne fait, à l’exception du matériau, vibrer personne. A l’opposé, René Guénon ouvre aux initiés la porte étroite des « symboles fondamentaux de la science sacrée ».

GEORGES DUBOUCHET

Chronique N°3 du Musée des Campagnes