Chronique n°4

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L’Art populaire existe-t-il ?

Le problème des « planches à dentelle » ne saurait être isolé de ce que nous appellerons, sans doute de concert avec Pierre-François Aleil, les « productions spontanées ». Nos remarques sur les planches à dentelles, quant à elles, ne sont, hélas, guère « spontanées » puisque sous-tendues par de longues méditations sur l’art populaire en général.

Les « archéologues » auvergnats de l’art populaire

Nous avons traité dans Naissance d’une Odyssée (2009) de la « muséologisation » des objets du quotidien, des objets les mieux-disants de la « sphère privée » et les plus « déstructurants » qui, en vérité, sont ceux qui nous intéressent vraiment. Nous allons distraire quelques notes  de cet article -qui nous avait conduit à chercher des informations sur plusieurs collectionneurs (Guillaume Fabre, Khun, Gustave Grange, Dr Charvilhat, Alphonse Aymar, Joseph Désaymard, Léon Cortial, Dr Olivier, etc.)- en empruntant seulement les propos relatifs aux objets décorés.

Dans ce contexte d’ouvrages tellement prisés par les amateurs d’art populaire, le lecteur attentif aura compris que nous avons « esthétiquement » privilégié les objets décorés qui, dans une certaine mesure, échappent au symbolisme universel tout en fécondant, avec un minimum de technique, un art décoratif millénaire.

L’acquisition d’objets populaires en « bois sculpté » fut, dans notre région, d’abord le fait des antiquaires Guillaume Fabre (1823-1894) de Royat et Gustave Grange (1827-1903) de Clermont-Ferrand qui s’intéressent aux objets en bois sculptés dès avant 1870. Notons que nous n’avons pas de renseignements, semble-t-il, sur l’éventuelle présence d’objets d’art populaire dans la collection de l’archéologue et bibliophile Jacques-Emile Kuhn.

Un livre reste à écrire sur les collectionneurs régionaux à l’exemple de Jacques-Emile Kuhn (1834-1905) « colosse à la physionomie à la fois douce et énergique » qui mesurait près de deux mètres. Edouard Montbrun, Le Livre d’or des poètes (1877), a donné une courte mais substantielle biobibliographie de cet ancien brasseur, maire de Chamalières, journaliste fondateur de La Mouche et du Falot, ami d’André Glatigny, poète de Roses et Chardons (1873) et, à ses heures, romancier qui publia sous le pseudonyme de Job-Lazare. Cet alsacien d’origine qu’Edouard Montbrun prénomme Edouard aurait incarné l’esprit parisien et détesté « l’exclusivisme parisien » tout en donnant dans les trois volumes de la Légende des rues un « salmigondis de faits et de racontars hachés » qui constitue le meilleur de son œuvre. Archéologue, il découvre des eaux à Orcines, dessine verreries et vases anciens mais demeure pour la postérité comme l’un des plus grands collectionneurs et bibliophiles régionaux. Son catalogue de vente qui comprenait plus de 800 numéros constituait, au dire d’Alphonse Aymar, l’ensemble le plus complet et le plus harmonieux qui soit et que dispersa malgré tout  en Février 1907 le marteau de M. Rocourt commissaire-priseur. Les archives Paul Le Blanc conservent le Catalogue de la bibliothèque Kuhn établi à l’occasion de la vente publique de décembre 1906 ainsi qu’un article de « L’Avenir du Puy-de-Dôme » dans lequel le journaliste se désole qu’une collection -riche de tellement de poteries gauloises et romaines, de poteries « dites Samiennes ou Sigillus », de lampes mortuaires, de « vases barbotines en terre rouge » ou «recouverts d’un engobe noir »,  de » figurines en terre blanche »- qui feraient l’honneur du Musée de Clermont s’en aille ainsi à vau-l’eau.

Alphonse Aymar, Collections auvergnates (« Revue de la Haute-Auvergne », 1910), qui regrette la dispersion de ces trois belles collections rend hommage aux deux premiers qui « décrivaient les objets les plus curieux dans des publications spéciales éditées à leurs frais et dessinaient et photographiaient tout ce qui offrait une valeur documentaire ».

Il faut dire que Guillaume Fabre et Gustave Grange qui conjuguèrent savoir et marotte de la collection sont aussi des négociants. Guillaume Fabre décline l’enseigne de son cabinet « Vente, achat et échange de curiosités en tous genres » et informe le public que « le propriétaire du Musée … achète, vend et échange toutes sortes d’objets anciens ou curieux » tandis que le second se présente comme « Marchand de Curiosités, place de Jaude 54 ».

Guillaume Fabre avait constitué un musée dont il donne la composition dans le petit livret non daté évoqué précédemment Antiquités, ruines et Substructions trouvées à Royat et dans les environs : « Collections archéologiques d’armes et d’armure ; Peintures sur émail ; Tapisseries et tentures historiques et artistiques ; Ferronneries et Meubles sculptés du Moyen-âge et de la Renaissance ; Echantillons géologiques et paléontologiques et autres de la contrée». Ce musée, qui peut faire penser à celui de l’abbé Grivel, figure également au nombre des lieux à visiter proposé par Gustave Grange dans son Guide : « Route de Chamalières, les ateliers et collections céramiques, armes, tableaux, émaux et objets du Moyen-Âge, meubles et ustensiles étrangers, échantillons de minéralogie ». On constate que le peintre-verrier pas plus que Gustave Grange ne mentionne les pièces les plus « populaires » qui valent aujourd’hui à ces « antiquaires » toute notre reconnaissance : les 17 verreries attribuées aux ateliers de la Margeride et surtout l’étonnante collection d’objets sculptés.

On a déjà évoqué plusieurs publications de Gustave Grange qui correspondait avec de nombreux érudits et adressa au Dr Marchant de Dijon qui s’intéressa au « serre-malice » une Simple note à propos d’un fragment d’inscription tumulaire trouvée en 1879 à Chamalières. On trouve de la collection d’objets décorés constituée par Gustave Grange quelques photographies publiées dans L’art rustique d’Aymar & Charvilhat et le prospectus (à défaut d‘un catalogue dont Alphonse Aymar déplore justement l’absence) relatif à la vente aux enchères publiques de ses Collections, Antiquités et Curiosités (1904) conservé par Paul Le Blanc qui avait croqué sur un feuillet l’inoubliable portrait du personnage : « Jean-Gustave Grange fut d’abord collectionneur dans l’âme dès l’âge le plus tendre. Je le vois encore entrer en 1845 chez le père Aigueperse, les cheveux embroussaillés, les yeux enfiévrés. Tenant dans l’une de ses mains fermées un objet qu’il pensait être précieux, qu’il aurait bien préféré ne montrer à personne. S’il le montrait à Aigueperse, c’était pour savoir si son rêve était une réalité. Le plus passionné des collectionneurs devient marchand par nécessité » (« Fonds Paul Le Blanc », BMU Clermont-Ferrand).

On a surtout retenu de la vente aux enchères de 1904 les collections de monnaies, de livres ou d’autographes. Pourtant, à la rubrique « Ethnographie », on relève  -sans compter le « Grand coffre François 1er avec belle ferrure », les « Meubles de la Renaissance » et les « Boiseries de toutes époques »- des pièces autrement plus originales : « Collection d’objets auvergnats : quenouilles, passettes, fuseaux, coffrets, etc. Etoffes, faïence, sabres de la Révolution ». A la rubrique « Ferronnerie » : « Serrures romanes et gothiques, charnières, loquets, clefs gothiques. Landiers en fer forgé. Fers à hosties ». Alphonse Aymar qui mentionne opportunément -parmi les classiques polissoirs, pesons ou fusaïoles-  « 1 coutre de charrue » renouvelle l’intérêt manifesté jadis par Antoine Rabany-Beauregard  à l’égard de l’outillage aratoire. Le folkloriste ajoute : « En ce qui concerne ce dernier, nous avons retrouvé, dans les manuscrits de Grange, des renseignements très curieux susceptibles d’être l’objet d’une communication ultérieure ».

Tout récemment, la Bibliothèque de Clermont vient d’acquérir un dessin intitulé Ancien art industriel chez les Montagnards auvergnats (1885) qui représente un « coffret à coulisse en bois de noyer confectionné par un habitant du Pontet (Puy-de-Dôme). Ce coffret à décor géométrique qui faisait partie de la « Collection Grange » est de la même facture que ceux présentés par Philippe de Las Cases.

Gaidoz & Sébillot dans leur Bibliographie des traditions et de la littérature populaire de l’Auvergne (1885) indiquent que la  collection de Guillaume Fabre  vient d’être donnée au Musée du Trocadéro et en donnent un bref aperçu : « La plupart des objets sont en bois. Ce sont des fuseaux, des dévidoirs, des planchettes à plier la dentelle, des crochets de suspension pour le chalet rustique, des cachets à faire des dessins sur le beurre, etc., le tout façonné d’une façon très originale … Ces objets proviennent principalement de la région montagneuse de la Haute-Loire ». En dehors des 17 coffrets précédemment mentionnés, les Atp possèdent  -semble-t-il- 20 « notices d’inventaires » relatives au « Don Fabre ». Ces notices présentent : 8 fuseaux, 2 quenouilles « croissant », 1 quenouille osier, 1 quenouille bambou, 5 passettes de tissage, 2 dévidoirs, 1 porte-chaleil rigide. La même année 1884, deux autres notices (Don Landrin ») concernent 2 plioirs à dentelle. Contentons-nous de ce succinct inventaire sans nous arrêter toutefois à la localisation géographique donnée par les folkloristes parisiens qui vaut essentiellement pour les planchettes à dentelle. Aymar & Charvilhat qui, en 1913, feront référence à la collection Fabre lui restituent une origine auvergnate : « Il n’était pas un coin du Marais ou de la Montagne qui n’eût fourni son apport ». Précisons avec Alphonse Aymar que la collection Fabre (à laquelle il convient donc de soustraire les objets cédés au Trocadéro) fut vendue à Bordeaux en février 1897.

Pour l’heure -nous sommes en 1885- la revue Mélusine de Gaidoz & Rolland a huit ans et l’Almanach des Traditions populaires d’Eugène Rolland seulement trois. Toutefois, on attend la naissance imminente de la Revue des Traditions populaires qui, sous l’égide de Paul Sébillot, s’intéressera enfin aux productions « matérielles » du peuple et dont les célèbres dîners de « Ma mère l’Oye » donneront les savoureux échos de miraculeuses trouvailles.

Le Musée du Trocadero : la génération Sébillot

Henri Gaidoz & Paul Sébillot dans leur Bibliographie des traditions et de la littérature populaire de l’Auvergne (1885) indiquent que la  collection de Guillaume Fabre  vient d’être donnée au Musée du Trocadéro et en donnent un bref aperçu : « La plupart des objets sont en bois. Ce sont des fuseaux, des dévidoirs, des planchettes à plier la dentelle, des crochets de suspension pour le chalet rustique, des cachets à faire des dessins sur le beurre, etc., le tout façonné d’une façon très originale … Ces objets proviennent principalement de la région montagneuse de la Haute-Loire ». Les Atp possèdent -semble-t-il- 20 « notices d’inventaires » relatives au « Don Fabre ». Ces notices présentent : 8 fuseaux, 2 quenouilles « croissant », 1 quenouille osier, 1 quenouille bambou, 5 passettes de tissage, 2 dévidoirs, 1 porte-chaleil rigide. La même année 1884, deux autres notices (« Don Landrin ») concernent 2 plioirs à dentelle. Contentons-nous de ce succinct inventaire sans nous arrêter toutefois à la localisation géographique donnée par les folkloristes parisiens qui vaut essentiellement pour les planchettes à dentelle. Aymar & Charvilhat qui, en 1913, feront référence à la collection Fabre lui restituent une origine (en grande partie) auvergnate : « Il n’était pas un coin du Marais ou de la Montagne qui n’eût fourni son apport ». Précisons avec Alphonse Aymar que la collection Fabre (à laquelle il convient donc de soustraire les objets cédés au Trocadéro) fut vendue à Bordeaux en février 1897.

En 1885, le Musée du Trocadéro âgé de six ans présente essentiellement des collections exotiques. Pourtant, dans la perspective de l’Exposition Universelle de 1889, le conservateur Armand Landrin a ouvert la légendaire Salle de France et s’apprête à publier avec Paul Sébillot les Instructions sommaires relatives aux collections provinciales d’objets ethnographiques (1887) et qu’arrive le temps du 1er Congrès International des Traditions populaires qui se tient à Paris en 1889 suivi, en 1897 à Niort, du 1er Congrès d’ethnographie nationale et d’art populaire au cours duquel André Theuriet, L’ethnographie et l’art populaire, propose -avant Paul Sébillot- et selon l’appréciation de van Gennep une « première tentative d’une étude vraiment méthodique des arts vraiment populaires ».

On comprend l’intérêt que présente à ce moment la collection Fabre aux yeux des folkloristes nationaux et sans doute d’Armand Landrin qui, à travers tous les « alibis » possibles et imaginables, découvrent les ouvrages des « artistes instinctifs » de la France profonde. On constate qu’Edouard Vimont à Clermont et le Dr Marignan en Arles -avec le génie de Mistral en supplément- ne font, contrairement à une légende bien établie, que suivre l’exemple parisien. Il est d’ailleurs symptomatique de noter que, vingt ans plus tard, au début de l’année 1914, Joseph Désaymard quittera son Herment de prédilection et son Grand Musée de Clermont pour compléter au Trocadéro parisien ses informations sur les passettes auvergnates.

En 1888, Paul Sébillot publie dans sa « Revue des Traditions populaires » l’article Ustensiles et bibelots populaires dans lequel Antoinette Bon (originaire du Cantal) décrit plusieurs objets décorés. Cet article de 4 pages traite essentiellement de quatre objets d’art populaire dont une    passette de tissage dite « métier à ruban ».  L’auteur évoque, par ailleurs, une foule d’objets également décorés ou ornés d’inscriptions : chaufferette avec l’écusson « tsaouta, grilla » (chauffez, grillez), plumiers, manches de faux, coudier pour mettre la pierre servant à aiguiser la faux, aiguillon, joug, chaise à traire, boîte et mortier à sel, planchettes à rouler la dentelle, dévidoir à dentelle, etc.

En 1892, le conservateur du musée de Clermont Edouard Vimont (1829-1903) -dans la mouvance parisienne- s’attache, Quelques feuillets détachés du Musée de Clermont, à décrire trois pièces d’art populaire (serre-malice, sabots des auvergnates et porte-chaleil) que nous évoquerons dans leur contexte approprié. Surtout, le conservateur agence les premières sections d’art populaire du Grand Musée de Clermont. Un guide illustré « Auvergne et Velay », paru en 1899, précise que Mr Vimont a réuni une collection «comprenant des costumes anciens et quelques spécimens de l’art populaire auvergnat ».

La première « vogue » de l’art populaire

En 1903, le Dr Gaston Charvilhat, Ce que le Musée de Clermont-Ferrand doit être, propose d’introduire dans ses nobles murs -en dehors de l’art et de l’archéologie- les choses qui, peu ou prou, sont déjà en place comme « les sculptures sur bois de la montagne » appréhendées dans « leur comparaison avec celles des populations attardées ».

Nous sommes à l’époque où les premiers frémissements en faveur de l’art populaire touchent  la communauté des amateurs d’antiquités dans son ensemble. Jean-Claude Richard a traité des Monnaies d’or de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen-Age (1986) du Dr Charvilhat mais nous savons que l’archéologue qui possédait une maison à Bromont-Lamothe (près de Pontgibaud) avait, par ailleurs, collecté de plus modestes objets même s’il n’en parle pas -semble-t-il- dans ses publications. A-t-on interrogé son unique fille sur ces collections d’art populaire aujourd’hui dispersées ?

Quant au Dr Pommerol (1839-1901), un remarquable folkloriste (dont van Gennep est bien obligé de constater que l’ensemble des notes en matière de folklore constituerait « une bonne monographie restreinte ») qui a donné ses meilleures contributions à la « Revue des Traditions populaires » placée sous le patronage de Paul Sébillot, a-t-il laissé quelques notes relatives aux significatifs objets (souvent en rapport avec ses publications) qu’il a collectés ici ou là alors que son nom figure au nombre des « grands donateurs » dans les Annuaires de la Société des Traditions populaires ? On a vu précédemment, à partir de l’exemple de Francis Pérot, combien il était difficile de reconstituer les collections des pionniers de l’art populaire.

A l’approche de la première guerre, l’art populaire est vraiment entré dans les mœurs comme en témoignent les documents les plus « folkloriques » à tous les sens du mot. Ainsi, le cliché réalisé au début du XXe siècle par le photographe clermontois Léopold intitulé Paysan et paysanne d’Auvergne en costume d’autrefois traduit, à travers une photo-montage, le goût de l’époque pour les objets décorés : la jeune femme tisse à la passette tandis que l’homme, plus âgé, fait mine de sculpter un coffret déjà passablement travaillé.

En 1910 se déroule à Clermont la célèbre « Exposition du Centre de la France » qui consacre de manière officielle, et dans sa région d’élection, la reconnaissance -à côté du « Village Noir », les beaux nègres du Sénégal et de la Galerie du Palais de la « Mécanique »-  de l’art populaire régionale.

L’intérêt manifesté par l’Auvergne et le Velay en faveur des objets décorés s’inscrit désormais dans une reconnaissance nationale de l’art populaire. En 1882, A. Serret consacre une dizaine de pages aux Arts décoratifs en Basse-Bretagne considérés au point de vue de l’ornementation usuelle et populaire. Plus tard, Lionel Bonnemere s’intéresse à L’ornementation bretonne (1900) et le Dr Forrer publie, en 1901 et 1902, dans la Revue Alsacienne Illustrée plusieurs travaux sur les bois sculptés régionaux : Etudes sur les dégorgeoirs de moulins, sur les barres de tonneaux, sur les dossiers de chaises et sur les Aunes tandis qu’Anselme Laugel aborde L’art populaire en Alsace (1905).

Avec les quelques pages sur L’Art rustique auvergnat paru en 1913 dans la Revue d’Auvergne, Alphonse Aymar et le Dr Gaston Charvilhat reprennent les conseils prodigués par C. de Danilowicz  -dont L’Art rustique français (1912) invite les amateurs d’objets anciens à recueillir quenouilles ou boîtes de mariage minutieusement travaillées. Les pièces d’art populaire sont déjà à ce point recherché que nos amateurs d’art rustique  expriment -qui le croirait- les regrets de ceux qui viennent trop tard : « On avait, il est vrai, il y a une vingtaine d’années seulement, l’embarras du choix ».

César Filhol (1862-1941) crée en 1913 sous l’égide de son maître Hippolyte Muller, un musée d’art local à Beauvoir-en-Royan (Isère) où l’on trouve une dizaine de rouets, une quenouille, un tambour de brodeuse avant de venir œuvrer à Annonay où, avant l’ouverture officielle du musée en 1930, il rassemble une collection d’objets qui décline l’art populaire d’une manière très intéressante mais qui -pour différentes raisons- laissent peu de place aux objets en bois décorés tandis que les « lunes muletières » enrichissent la reconstitution du muletier cévenol.

Nous pouvons, à partir de plusieurs documents, souligner le goût en matière d’art populaire d’un savant comme Alphonse Aymar (1865-1928) qui collecta non seulement une quantité d’objets préhistoriques et numismatiques mais également de nombreuses pièces d’art populaire dont certaines provenaient des collections Fabre et Grange. Surtout, le témoignage d’un informateur qui possède peut-être l’essentiel de la collection d’objets « populaires » d’Alphonse Aymar (marque à pain, porte-chaleil, quenouilles, coffrets et cuillers de mariage,  passettes, serre-malice, sabots de mariage, châtelaine en bois, porte-déjeuner en cuivre,  etc.) est particulièrement intéressant.

La seconde « vogue » de l’art populaire

Au lendemain de la première guerre, l’intérêt pour l’art populaire est général. Miss Estella Canzonetta et Émilie Goldstein analysent les symboliques de l’art populaire savoyard. Philippe de Las Cases commence, en  1920, la publication de L’Art rustique en France au moment où Alfred Riff s’interroge sur La survivance et l’origine de quelques ornements géométriques (1924).

En dépit de lacunes rédhibitoires relatives à l’absence ou l’imprécision des localisations et à la généralité des textes, redisons toute l’importance des photographies de Philippe de Las Cases. Arnold van Gennep qui critique sévèrement cette série de « monographies illustrées » était trop subtil pour ne pas en souligner, « malgré tout », l’intérêt : « Mais ne soyons pas trop sévères ; les monographies de M. Las Cases ont au moins le mérite d’attirer le grand public à ce domaine de l’art populaire ». Las Cases avait commencé ses publications en 1920 par La Lorraine suivie de L’Alsace éditée chez Oldenbourg. En 1926,  Albin Michel reprend, la série des 5 volumes : Arnold van Gennep fait référence à la réédition du tome IV (devenu tome III chez Albin Michel) Dauphiné et Savoie (1930). Cet ouvrage qui réservait 10 planches aux « boîtes » et coffrets de Saint-Véran et du Queyras présentait les photographies de plusieurs « boîtes carrées » de la collection Vuillermet que le Dr Rougé -beau-père de van Gennep- voulait acquérir. L’ethnologue qui avait lui-même catalogué cette collection mettait en doute la localisation de certaines pièces.

Dans ces années d’entre-deux guerres, on peut dire que l’ « Art populaire », dans l’acception éminemment décorative de l’expression, est vraiment à la fête : Wladimir Deonna disserte sur les Rosaces et entrelacs en 1924 et Philippe Veyrin sur La Croix à virgule dite croix basque en 1936. Quel journaliste pourrait imaginer aujourd’hui que Le Savoyard présentait, le 24 décembre 1927 à « la Une » et en pleine page, un article de van Gennep, Les Arts populaires et décoratifs de Savoie, agrémenté de croquis parlants ? Quelques mois plus tard, au fameux Congrès International de Prague, Raffael Corso livre une communication sur les Incisions et sculptures des pasteurs italiens. Adolphe Riff -Conservateur du Musée Alsacien- publie dans les 6 volumes de L’Art populaire en France (1929-1936) des articles émanant de la fine fleur des folkloristes français. Prenons quelques exemples en dehors des articles de van Gennep déjà cités : Henri Clouzot disserte sur l’art populaire ; J. Gauthier réserve ses contributions à l’art populaire breton ; Georges Demeufve traite des « affiquets », et des collections rustiques du Musée Lorrain ; Gabriel Jenton révèle l’importance de la « tête de chouette » dans la décoration bressane et Hippolyte Muller, conservateur du Musée Dauphinois et ami de César Filhol, ajoute à ses  Notes brèves sur le Queyas (1929) des Etudes d’art populaire (1931) dans cette même vallée des Hautes-Alpes si chère aux folkloristes d’hier et des collectionneurs d’aujourd’hui. A cette époque, les liens interprovinciaux, sont réels : Las Cases, dans le cadre de l’ouvrage Dauphiné et Savoie « met à profit les utiles indications » de César Filhol.

Au plan régional, on retrouve le même engouement pour les pièces d’art populaire. D’importants collectionneurs comme Alfred Douet (1875-1952) à Saint-Flour ou Albert Boissier (1878-1953) à Firminy manifestent, à l’égard de l’art populaire, un intérêt qui est déjà celui de toute une génération.  Dans un autre ouvrage, nous avons traité de la « collection Albert Boissier » tandis que celle d’Alfred Douet mériterait un examen (voir Musée Alfred Douet et coffret du Musée de la Haute-Auvergne avec inscription « GUILLAUME CHARBONNEL A FAIT CECI POUR L NATREDAME DE MOISELLE QUI SE NOMBE » provenant de la « collection Douet). Nous avons également parlé de Joseph Désaymard (1878-1946) de Clermont-Ferrand et du Dr Paul Olivier (1878-1949) de Paulhaguet (Haute-Loire) qui méritent, pour d’autres raisons, une place à part.

Ulysse Rouchon inventorie succinctement, Les collections du Dr Olivier (Bulletin de la Société académique, tomes XXX, 1950), dont la maison de Champagnac-le-Vieux ressemblait à un véritable musée. On relèvera la présence  « de chaises travaillées au couteau, de porte-chaleils, des plaques de mulet, des planchettes à enrouler la dentelle … Une annexe était meublée de berceaux du pays et du matériel de dentellières ». On peut s’efforcer, tel un puzzle, de reconstituer la collection d’art populaire du Dr Olivier en ajoutant au sommaire inventaire d’Ulysse Rouchon les pièces exposées dans « Vie à la Campagne 1928 » et les 15 poteries d’Alleyras dessinées par Roger Bouéry (cf. C. Lemaitre & R. Verdier, Poteries et terres d’Auvergne, tome I, 1995). Par ailleurs, Pierre-Hubert Forestier nous confiait que, tout jeune homme, à l’occasion d’une excursion à vélo à Champagnac-le-Vieux, il avait schématisé la disposition des collections du Dr Olivier et, en particulier, celles relatives aux verreries de la Margeride et aux pièces de louveterie qui n’ont, semble-t-il, pas été mentionnées.

Nous n’avons cessé de louer les mérites de l’auvergnat Désaymard et du vellave Paul Olivier qui sont  liés à la nature « collectionneuse » de ces deux personnalités. Sans doute, le Dr Olivier reste un historien au sens classique du terme mais la « collectionnite » exerça également tous ses effets sur lui. Il faut voir l’importance que prennent, à l’exception des traditionnelles gravures et peintures, dans L’ancienne statue romane de Notre-Dame du Puy, d’une part, les « sceaux », « enseignes de pèlerinage », « targes », « ex-voto » « médailles » « statuettes », « orfèvreries » et « bijoux » pour en arriver, d’autre part, aux « mortiers », « sonnailles de mulets »,  « cloches », « lunes muletières » et autres « bénitier » ou « coffret rustique »

Les amoureux du « petit patrimoine populaire » ne peuvent s’empêcher de penser aux propos ô combien prémonitoires d’Ulysse Rouchon qui, au terme de sa visite à Champagnac-le-Vieux, ajoutait : « On ne sait pas encore quel sera le sort de ces richesses, mais on peut craindre qu’elles ne subsistent pas dans leur intégrité actuelle. Leur dispersion serait une perte irréparable pour le département ».

Joseph Désaymard, Vue synthétique de l’art populaire en Auvergne (1929) donne un inventaire complet de ce qu’il appelle « les bois travaillés au couteau » que le folkloriste rattache pêle-mêle à « l’art roman auvergnat », au « legs des traditions préhistoriques», aux productions de « telle ou telle contrée de l’Europe Centrale » ou aux « traditions gauloises». L’année suivante, dans l’Entretien sur l’Art Populaire en Auvergne (1930), un porte-parole de l’écrivain, le visiteur parisien Georges, un amateur que l’on veut éclairé et qui l’est sans doute, affirme que les passettes de tissage expriment « un esprit décoratif qui tient à un sol et à une race ». Quant à l’autochtone Vincent,  il est très au fait des choses du pays puisqu’il évoque le « fend-pailles, cette minuscule toupie de buis à tour denté »  que bien des amoureux de l’outil ne connaissent pas. A en croire son ami Emile Desforges, l’écrivain clermontois n’avait oublié que les bouteilles appelées  « Passion » « dans lesquelles des bricoleurs ingénieux et patients introduisent les instruments représentatifs de la Crucifixion ».

Sans conteste, le cas du « boutiquier » Joseph Désaymard (1878-1946) mérite d’être examiné à part. Celui qui encouragea Henri Pourrat dans sa carrière d’écrivain fut en effet le seul « régional » de l’étape à être naturellement sensible aux arts populaires comme en témoignent les premières notes de son « Carnet » (JD 1 Centre Pourrat), vraisemblablement commencé en 1908, dans lequel l’« écrivassier » à la belle écriture s’emploie (à côté de nombre de retranscriptions musicales et de notes sur les coutumes de deuil, de mariage ou les superstitions) à rendre compte de sa visite au musée de Clermont. Il suffit de confronter le témoignage de Louis Gonse, Le Musée de Clermont (1903) qui évoque surtout les peintures du premier étage, les collections lapidaires du rez-de-chaussée, les bronzes antiques et le coffret en cuir gravé du XVe siècle offert par Louis XI à Guillaume Savaron ou le conventionnel descriptif, Le Musée de Clermont (1908), donné par Auguste Audollent, à « l’Inventaire sommaire des collections auvergnates du Musée de Clermont » établi, la même année 1908 dans son « Carnet », par Joseph Désaymard pour comprendre à quel point les conservateurs officiels oeuvraient alors dans le convenu.

Dans le premier document, Auguste Audollent n’a retenu que l’inévitable « serre-malice » et les récurrents « chalets ou lampes à huile » tandis que dans le second, Joseph Désaymard observe, avec le cœur et avec l’esprit, des objets qui ne parlaient guère au trop plein de culture gréco-latine des lettrés de province. Notre folkloriste est sensible aux collections mises en place vers 1890 par Edouard Vimont au musée de Clermont dont la partie « auvergnate » comprenait déjà de nombreux objets d’art populaire. Joseph Désaymard relève : « huit mannequins revêtus de costumes locaux » ; « un bandeau en laiton, serre-malice » ; « diverses passettes » ; « une vitrine d’objets en bois peints et sculptés (chalés, quenouilles) » ; « cinq bois de berceau très décorés » ;  « deux coffrets à claire-voie » ; « une bouteille en forme de bonhomme », etc.

Arnold van Gennep qui dispensait alors un cours sur les passettes « au peigne » à l’Université de Neuchâtel adressa plusieurs courriers à Joseph Désaymard qui incitèrent vraisemblablement le folkloriste clermontois à visiter (au début de l’année 1914) le musée du Trocadéro dont il donne dans un « Cahier »  (JD 7 Centre Henri Pourrat) un descriptif des collections auvergnates parmi lesquelles il dénombre « 30 suspensions de lampe que le musée appelle chalières » ; « 13 quenouilles d’Auvergne en bois sculpté » ; « environ 70 passettes » ; « environ 20 plioirs à dentelle ».

L’humaniste commerçant clermontois avait attrapé le fameux « virus » dont parle Ulysse Rouchon et les années qui suivent furent riches de découvertes d’« ustensiles d’un usage usuel » dénichés à Herment le plus souvent ou à Rochefort-Montagne. En 1923, il remettait, à Henri du Ranquet une importante collection parmi lesquels figuraient passettes, porte-chaleils, quenouilles et planchettes. Le conservateur listait dans le catalogue Musée d’histoire et d’art local de Clermont-Ferrand (1924) les 180 objets qui, rassemblés dans une salle, posèrent pour la postérité. On notera que, dans cette donation, figurent 17 passettes de tissage et 5 planchettes à dentelle.

Dans le même temps, des folkloristes régionaux comme Ulysse Rouchon : Joseph Désaymard et Emile Desforges adressent également plusieurs communications à L’Art populaire en France d’Adolphe Riff.

Par ailleurs, le cas Léon Cortial (1854-1937) est également particulier. Grâce à  l’amabilité de M. Magne nous avons pu nous plonger dans la liste des 583 objets légués par le collectionneur -à partir d’une liste établie entre le 28 avril 1928 et le 20 juillet 1931- au musée Crozatier. L’inventaire fait apparaître dix thématiques plus ou moins nettement distinguées par le donateur.  La dernière rubrique, intitulée banalement « Divers » et qui se distingue, de ce fait, des objets de prestige recensés dans les séries précédentes, montre que l’oeuvre a dépassé l’artiste-collectionneur comme si celui-ci, mu par une force occulte, entrait dans un rapport de dépendance insoupçonnée avec les choses. Qu’on juge sur pièces la composition de cette thématique dans laquelle on trouve, entre autres, 16 planches à dentelle dont 4 polychromes ; 1 planche à beurre décorée au couteau ; 3 rouleaux à pâte décorés au couteau ; un chapeau à l’ombrage dans un carton ; une poupée dentellière sous globe ; un jeu de vingt fuseaux en os et en ivoire. L’esprit de la collection avait œuvré : désormais tout collectionneur en viendrait, peu ou prou, à l’art populaire !

Au lendemain de la deuxième guerre, le conservateur du Musée Alsacien renouvelle son entreprise et publie dans ses trois volumes, Artisans et paysans de France (1946-1948), toute une série d’articles rédigés par lui-même et les meilleurs folkloristes français sur différentes pièces d’art populaire : battoirs à linge  de l’Anjou, de Blaesheim ou de la vallée de Guebwiller ; aunes de Mulhouse ; « bargamotes » de Grasse ; quenouilles savoyardes. Cette publication reçoit le concours des meilleurs folkloristes : van Gennep et  Roger Lecotté  prennent à pleines mains un Bâton de lit décoré en Ile-de-France. Le « swastika » n’en finit pas de faire parler de lui : Adolphe Riff décrit, en Alsace  L’ornement du swastika courbé tandis qu’Henri Manceau aborde Le swastika coubé dans les Ardennes et  que Philippe Veyrin traite de L’ornement du swastika coubé en Bretagne.

Les ouvrages semi-populaires

Indépendamment de la valeur des travaux considérés, il est parfois difficile de distinguer les ouvrages réellement populaires des ouvrages semi-populaires. On connaît le sort que la destinée réserva à Régis Breysse (1810-1860) natif du village perdu, aux marches de l’Ardèche et de la Haute-Loire, du Béage où des légions de« chapusaires » locaux produisirent les « planchettes » les plus inspirées. Davantage que l’artiste Cubizolle, découvert par Calemard de Lafayette et  subventionné par le Conseil Général de la Haute-Loire avant de devenir membre du jury des Beaux-Arts de Lyon ou que le petit pâtre vellave André Besqueut qui, lauréat du Prix Crozatier en 1873, perfectionnera son art à Paris pour devenir un sculpteur reconnu, on voudrait louer le mâle talent de celui à qui Annet Reboul prédisait le plus bel avenir, de cet artiste « instinctif » qui entra dans  l’Album du Vivarais (1842) d’A. du Boys avant de participer des Souvenirs de l’Ardèche (1846) d’Ovide de Valgorge et qui reçut les hommages successifs de François Fertiault, Le berger du béage (1875) et d’Henry Vaschalde : Régis Breysse, sculpteur ardéchois (voir Paulette et Marcel Eyraud, Du Béage à Bicêtre, Régis Breysse, « Les Cahiers du Mézenc », N° 15,  2003).

Comme André-Paul Leroux a inscrit sur le papier les noms de ses artisans cauchois, Pierre Mamet a dressé la liste des « tsapiuzaïres », ces « ornemanistes avertis » qui souvent exerçaient des professions libérales. Ils étaient ecclésiastiques comme le curé Pouget qui, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, multiplia les oeuvres d’art : Aoust, curé de Saint-Eble qui décorait les meubles et les objets du quotidien ou Meyronnenc curé de Javaugues à qui on doit la chaire de Fontevrault. Ils étaient instituteurs comme Théophile Besson -dont la famille conservait des « affiquets » et des tabatières ou Fournier- qui avait sculpté les panneaux d’un buffet. Il est bien évident que les ouvrages des uns et des autres restent hétéroclites dans l’inspiration comme dans la facture. Néanmoins, ils perpétuèrent une « tradition vive » d’artisanat populaire jusqu’entre les deux guerres. Dans le petit village de Lafarre (Haute-Loire) où le maître-autel a résisté à Vatican II, on découvre encore le confessionnal menuisé et ouvragé par l’abbé Boudoul.

A Viverols (Puy-de-Dôme), dans ce « pays d’imaginations effervescentes et visionnaires », dans cet « Herculanum de mes songes », Henri Pourrat louait encore les oeuvres « de l’excellent Louis Terrasse, qui était garde-champêtre, qui sculptait au couteau des cathédrales en noyer d’Amérique et surtout qui fit de surprenants tableaux en ivoire, os et nacre». Dans un style à nul autre pareil, Alexandre Vialatte  célèbre le rêve obsédant et inquiétant de l’inventeur de la « peinture hydro-baro-chronométrique », celui d’un artiste du terroir qui, mariant « la nacre d’huître » au « corozo des boutons », apprivoisait d’instinct les couleurs de l’arc-en-ciel.

Pourtant, les exigences propres aux authentiques « arts populaires » ne sont pas toujours compatibles avec les bienveillantes initiatives des folkloristes. En stimulant, dans la revue « La Veillée d’Auvergne », les velléités décoratives d’artisans spécialisés avec en point de mire « la fabrication de ces souvenirs encriers à tête de chamois, izards campés sur un roc » développée par la Société des Hauts-Alpins, Philippe de Las Cases promouvait des Petits métiers ruraux (1910) qui n’avaient peut-être pas grand chose à voir avec ceux dont l’amateur d’Art rustique se fera un peu plus tard le chantre. Quant à la réclame, Le Bibelot-Souvenir auvergnat (1917), diffusée par la Revue de Haute-Auvergne ne tuait-elle pas définitivement la poule aux œufs d’or ?

Toujours est-il qu’en 1937, au 1er Congrès International de Folklore -alors même que Guillaume Jeanton, Auguste Pomathiod ou Albert Marinus avaient déjà, à une époque moins « sensible », évoqué le sujet-  la question des rapports entre les  arts populaires, l’artisanat et les loisirs ouvriers obnubilait les esprits : Pierre-Louis Duchartre traitait de L’artisanat et la vie ouvrière et Louis Cheronnet Le folklore et les loisirs ouvriers. Henri Clouzot pouvait, en toute impunité, poser carrément la question : Doit-on envisager pour les productions de l’art populaire une consommation locale ou une diffusion plus étendue ?

Les ouvrages d’« art » populaire

Avec les meilleures intentions du monde qui prenaient les noms respectables d’artisanat et de revitalisation des zones rurales,  les esprits les plus éclairés dévoyaient l’« art » populaire. On s’éloignait des folkloristes des générations Sébillot et Saintyves découvrant avec attendrissement la forme spontanée d’un « art primitif » que la sempiternelle image du berger désoeuvré sculptant au couteau le moindre morceau de bois venait par ailleurs conforter. Ils partageaient l’émotion de Las Cases qui  -préparant Dauphiné et Savoie– marchait sept ou huit heures « pour atteindre un monde où les costumes dataient de deux siècles, où la vie pastorale datait de deux millénaires ». Et le folkloriste poursuit : « Je pensais à ce roman de Conon Doyle où des explorateurs égarés au cœur de l’Amérique du Sud découvrent sur un plateau séparé de la plaine par une falaise impraticable, un monde perdu, un monde de l’époque préhistorique ».

Dans une société qui laissait peu de place à la gratuité et où l’individuel s’abîmait dans le communautaire, l’art populaire trouvait un support dans les objets de travail. L’âpreté des hivers, la longueur des veillées expliquaient encore cette fringale de décorations et justifiaient la présence permanente, selon Antoinette Bon, d’un couteau « à lame assez courte et très pointue, il était dit « coutel de la fusta » (couteau de la poutre) parce que le sculpteur, pour éviter qu’il traîne un peu partout, l’envoyait en l’air de façon à ce qu’il se pique dans une des poutres de la grange ou de l’établi». Il faut croire que les « bourdjinaïres » avaient leurs habitudes propres puisque Pierre Mamet décrit un « couteau toujours cassé ». Quant à Philippe de Las Cases, il ajoute l’emploi du ciseau et de la gouge en complément du couteau car « ce procédé très rudimentaire n’est possible que pour décorer les petits objets que l’on tient et que l’on tourne en tous sens dans le creux de la main ».

Pour galvaudée et « folklorique » qu’elle soit, il faut encore recourir à l’image traditionnelle du Fantou, de Marie des Solitudes (1946) qui, « laguiole » en main, « chapuisait quelque ouvrage de bois » ou au Léon Boyer de Genêts et Rocailles (1920) :

… Contraignant ma main malhabile

Et longtemps jouant du couteau

J’ai voulu tailler un pipeau

Un pipeau champêtre et gracile

Pierre Mamet cite, dans la lignée du pâtre qui « zèbre d’encoches compliquées le manche de son fouet ou le bec de corbin d’un jeune plant de frêne enlevé à force de bras dans le tertre voisin» plusieurs « tsapiuzaïres ». Aux instituteurs Besson et Fournier, on peut opposer des « artistes » peut-être plus authentiques ou plus « sauvages » comme le brivadois Pénide qui inventait « des personnages et même des scènes autour de ses artistiques barraous (barils) et pots à vin (pichets). Pierre Mamet parle encore du « voisin Pierre », un ancien de Crimée, qui décora un porte-chaleil d’un maréchal de France auquel rien ne manquait et de son propre père qui taillait dans la masse du bois de fascinantes boîtes à secret.

Nul n’égalait pourtant Ferre-mouches, le seul maréchal au monde capable de ferrer l’insecte diptère aux quatre ailes de la mouche, « le roi des bricoleurs » qui, sur le foirail des foires, déballait -réplique modernisée du « Théâtre populaire de la Passion » de l’ancien Musée Barante à Thiers-  un singulier théâtre de marionnettes et se risquait, sur les routes de Langeac  -« les pieds sur des pédales et les mains sur des leviers »- avec une voiture en bois digne de l’étonnant tracteur que l’actuel visiteur peut observer au Musée ambertois de la machine agricole.

On doit accorder une place à part à des ouvrages apparemment plus « gratuits » puisque dénués de fonction. Ainsi, les « petits personnages » décorés par les bergers de la région de Liffré en Ille-et-Vilaine recueillis par le désormais trop décrié Paul Sébillot, les « deux poupées taillées au couteau » de la donation Désaymard au Musée de Clermont ou même les très stylisées « figures humaines » -l’enfant, le père, la mère ou le curé, le seigneur, la bonne sœur- sculptées par les bûcherons auvergnats de François-Paul Raynal sont des oeuvres d’ « art populaire » non seulement « gratuites » dans leurs décorations mais également gratuites, si ce n’est la dimension ludique, dans leur fonction.

Toutefois, il en va de ces productions spontanées comme des planches à dentelle et il faut admettre que « la belle ouvrage » reste exceptionnelle. Marguerite Perray qui, Pour l’éternité (1931), se confond avec son personnage Thérèse de Bresle parle des « bibelots raides et gauches » que façonnaient, à son intention, les hommes du pays.

Arnold van Gennep et les Arts populaires

Il faut rappeler que la notion d’ « Arts populaires » recouvre chez van Gennep essentiellement ce que Jean Cuisenier appelle « les divers produits du façonnage des matières » ainsi que le costume et le théâtre populaires. En outre, lorsque l’ethnologue aborde le travail du bois, de la pierre ou de la paille, il considère les pièces susceptibles de relever des arts décoratifs et appréhende l’ « Art  populaire » -dont il revendique hautement une place au sein du système des beaux-arts- dans une perspective toute « bourgeoise ».

Notons que la découverte d’une identité régionale à travers la mise à jour de tel produit bien particularisé de « l’art rustique » renvoie, le plus souvent,  à une récurrence internationale qui, une nouvelle fois, justifie l’approche de van Gennep. Ainsi, Philippe de Las Cases  établit des ressemblances quasi « naturelles » entre les « tambours à dentelle » de la vallée du Queyras et ceux des vallées italiennes (« cédées ») de Pontechianale ou de Castaldelphino mais plus « étonnantes » entre les boîtes à sel en forme de poule de la vallée de la Maurienne et celles employées par « les artisans des villages russes, les Koustaris ». Pourtant, ces remarques comparatives ne doivent pas nous empêcher -bien au contraire- d’appréhender « structurellement » l’art populaire d’une région, ou mieux d’une microrégion donnée. Ainsi, les boîtes à sel évoquées précédemment, pour être signalées en Russie, ne sont présentes que dans des zones folkloriques savoyardes bien précises (vallées des Arves, Maurienne, voire Tarentaise).

A une époque où les informations étaient encore largement disponibles, Arnold van Gennep aurait dû inviter systématiquement les folkloristes à recueillir le maximum d’informations sur le folklore matériel comme il le faisait pour les rites de passage. Dans la pratique, l’ethnologue a seulement accordé la portion congrue à l’Art populaire même si ses textes vont le plus souvent à l’essentiel en dépit du traitement relatif au versant « esthétique » de l’art populaire qui, à l’instar de « l’éternité du folklore », ne dépasse pas le niveau des bonnes intentions. Ainsi, cette section est absente dans Le Folklore de l’Auvergne et du Velay tandis que les Dossiers manuscrits relatifs à l’Ardèche ne renferment guère qu’une note sur la sculpture sur bois et deux références bibliographiques sur une mosaïque et une poupée en paille. Remarquons à ce propos que Georges-Henri Rivière qui disposait, dans ses chers Atp, de tellement de chefs-d’œuvre a magistralement placé en couverture de son ouvrage le bien ordinaire masque en vannerie d’osier récupéré à Malbouzon (Lozère) auquel nous aurions rendu un autre hommage -aussi solennel mais moins « africanisé »- s’il avait attendu notre visite dans les maisons des bonnes familles Gibelin, une quinzaine d’années plus tard !

Le ravissement des intellectuels découvrant les chefs-d’oeuvre des Hurons de la France profonde les invitait à comparer sans ménagement les bois sculptés aux ouvrages des populations dites « primitives », aux  « populations attardées »  comme dit le Dr Charvilhat.

La nature de l’art populaire et les supposés rapports qu’il entretient avec l’art savant passionnaient également les folkloristes. Adolphe Riff pose le problème en 1924 dans L’Art populaire en Alsace et van Gennep lui emboîte le pas dans un article du Mercure de France. Dans cette perspective, Henri Clouzot, A propos d’art populaire (1930), considère l’art populaire comme le fond commun à toutes les civilisations et ajoute que cet « art » ne s’enseigne pas et qu’il « s’abâtardit même au contact de la civilisation ». Au sujet du porte-chaleil décrit dans l’article de 1892, Edouard Vimont précisait déjà -mais son point de vue restait d’actualité trente ou quarante ans plus tard- qu’il rappelle étrangement « l’art des peuplades primitives, spécialement des Océaniens, des Kabyles, etc. ». Pour rendre le rapprochement plus saisissant, le conservateur ajoute qu’il a placé, à côté du porte-chaleil du Musée de Clermont « une cuillère à couscous exécutée en Kabylie et de fabrication récente ».

Aymar & Charvilhat inventorient la panoplie complète des motifs décoratifs qui ont traversé les âges : « Cet emploi des lignes géométriques est le propre de l’art gaulois. Il existait déjà aux temps néolithiques et s’est largement épanoui à l’âge du bronze. Le décor caractéristique de cette époque (2000 à 800 avant J.-C.) comprend également des chevrons, dents de loup, zigzags, cercles, segments de cercles, losanges, étoiles, damiers, motifs cruciformes, lignes droites parallèles, obliques ou verticales, hachures, surfaces divisées en plusieurs compartiments aux dessins variées, pointillés d’encadrement, etc.). La comparaison peut encore s’étendre aux symboles des amulettes : rouelles, rosaces et signes en S. De part et d’autre, la figuration solaire joue un grand rôle ».

Pierre Mamet, pour terminer le périple, rattache à son tour les « artistes instinctifs » des campagnes aux hommes préhistoriques qui gravaient des rennes sur les parois des cavernes.

Ainsi, dès l’Age de la Pierre, l’homme se serait « amusé » à tailler le bois mais c’est à l’époque magdalénienne que les gravures sont devenues véritablement significatives et qu’elles suggèrent celles des populations dites primitives. Les thèmes décoratifs, essentiellement de nature géométrique (carrés, triangles, losanges, cercles, rosaces), impliquent l’utilisation d’un « instrument tranchant » (couteau) et sont déterminées par la morphologie du matériau. D’autres motifs sont directement inspirés de la nature : c’est le cas de la marguerite qui se transpose facilement en rosace.

Arnold van Gennep a toujours formulé ces rapprochements avec retenu. Aussi, tourna-t-il gentiment en dérision «les amateurs d’arts nègres, océaniens et sud-américains» qui établissent de manière cavalière des similitudes entre l’art populaire des provinces françaises et les productions les plus exotiques. En outre, alors que l’abbé Fabre ne voyait dans la littérature orale populaire que l’imagination créatrice des « classes intellectuelles » affadies par le peuple, l’ethnographe établit une filiation entre Shakespeare et les vieilles conteuses d’Henri Gilbert sans hésiter à transposer les travaux du grand folkloriste suisse Waldemar Deonna et les profondes réflexions des spécialistes de l’antiquité classique aux modestes arts populaires.

Profondément pénétré de l’idée de l’humanité une et entière, van Gennep voit dans ces motifs un commun héritage : ils sont « caractérisés dans les manuels par les chefs-d’œuvre conservés dans nos musées ». Encore que la documentation fasse (en 1930) encore largement défaut, l’approche liminaire est assez simple puisqu’il suffit de classer les manifestations esthétiquement populaires à partir des thèmes et motifs décoratifs dominants. C’est encore dans cette perspective, on l’a vu plus haut, que Jean Cuisenier analyse les motifs décoratifs des porte-chaleils des Atp et André Crémillieux ceux des planches à dentelle de Haute-Loire.

L’essentiel réside dans la détection d’ouvrages à proprement parler « populaires » et l’affirmation selon laquelle le tempérament résolument populaire exprime « une force et une sincérité proches de la brutalité » peut jouer le rôle de fil conducteur. L’ethnographe prend l’exemple des chaises -jadis présentes dans les maisons rurales de la vallée de Chambéry- qui arborent une rose symbolique « taillée en plein bois à la gouge de menuisier ». Cette fois et comme jamais, le savant qui s’interroge sur cette décoration parle vraiment d’or : « D’où venait-elle ? Dans le cas présent, il importe peu. Etait-elle Louis XIV ou même Renaissance ? Ceci aussi m’est égal. Ce qui importe, c’est que le charpentier-menuisier de Challes, le père Bally, savait la faire ».

D’une certaine manière, l’histoire de la « chaise à la rose » nous libère des interminables investigations relatives à la nature des motifs décoratifs, à l’infini de leurs déclinaisons, à un symbolisme sans fin propice à l’étalage immodéré d’une culture qui ne fait pas de quartiers et conjugue  « dressage gréco-latin » des Anciens,  mythologie celtique de Mélusine et Génie du Christianisme de Chateaubriand. On veut bien croire, avec van Gennep, que les ornements de telle « tape » à beurre de Doucy représentent « le Globe du Monde tenu par les empereurs et par Jésus-Christ » et que « les  Cœurs sont certainement représentatifs du Sacré-Cœur ». On admet  avec l’ethnologue qu’il existe « de grandes similitudes décoratives dues au même fait technologique » entre les prie-dieu de Publier et les ouvrages purement profanes des artistes ruraux. On ne saurait, enfin, contester que des raisons prophylactiques ou propitiatiques ont imposé cette tradition décorative. Convient-il, pour autant, de suivre le savant qui affirme un peu vite que de telle supputations ne nuisent aucunement à l’« aspect esthétique, qui seul intéresse le collectionneur » ?

L’histoire de la « chaise à la rose » révèle l’essence de l’art populaire dont les manifestations venues de partout ailleurs et miraculeusement incarnées dans la matière par quelque artisan du cru -autochtone ou étranger- entraînent l’adhésion du groupe tout entier ainsi que l’émergence d’imitateurs qui vont finir par sédimenter l’originelle originalité créatrice. En effet, ces ouvrages de bonne foi, Arnold van Gennep n’avait nul besoin, pour les détecter, des « fastidieuses » gloses précédemment évoquées dont il recommandait pourtant, d’une certaine manière, l’élaboration. L’ethnologue ne dit-il pas lui-même que ces ouvrages authentiquement populaires, il les reconnaissait « du premier coup d’œil », tant dans les « pots décorés » de Sciez et de Carouge que dans les campanes  de Peisey et de Chamonix ? En outre, et preuve du caractère superfétatoire de la sculpture à laquelle il attachait pourtant tellement d’intérêt, van Gennep range dans la catégorie « Art Populaire » les ouvrages réalisés par les artisans du village de La Magne -salières, poches en bois ou coquetiers- dont il est bien obligé de reconnaître qu’ils sont « la plupart du temps sans décors ».

Faut-il néanmoins succomber au charme de l’éternelle hagiographie en imaginant avec Jean-Marie Privat un van Gennep au « voltairianisme » peu éclairé, « frôlant le populisme » comme s’il suffisait de « boire un bock à la terrasse d’un café dans une ville inconnue et causer en vieil ami avec le garçon »,  d’affirmer que notre « science d’observation directe » exige « le grand air » et « la bouteille de vin blanc » ou de collecter les « monnaies anciennes » au plus épais des montagnes savoyardes pour être en mesure « de parler d’égal à égal avec un berger, un forgeron » !

L’ethnologue qui avait dénoncé « le folklorisme attardé et frelaté », les compilations d’un « ramassis de superstitions grotesques » et « ce bastion de conservatisme des demi-savants » ne parlait-il pas à la fois  des « sauvages de couleur » et des « sauvages blancs » comme de « demi-civilisés » ? Au final, pouvait-il – quand bien même il affirmait que les plus grands artistes puisent au « fonds populaire »- appréhender les arts populaires en dehors du paradigme « arts supérieurs – arts inférieurs » qui toujours, sous une forme ou sous une autre, « baise » -au sens nietzschéen du terme- jusqu’à « la conscience » des civilisés « qui couraient la campagne » ? On veut croire avec van Gennep que La Nativité et L’Adoration des Bergers de Francisque de Nanti de Sabadell « ne sortent pas des modes de l’époque » et ne constituent aucunement des chefs-d’œuvre, peut-on, pour autant, les assimiler à l’Art Populaire ? A titre d’information, on opposera à ces gravures prétendues populaires les « chines » de Georges Amoudruz (peintures à l’huile sur bois présentant le Sacré-Cœur et ex-voto signé « Trachol ») qui -indépendamment de leur inspiration ou de la date d’exécution- témoignent de cette authenticité populaire qui a si longtemps insulté le « bon goût ».

Sans recourir à la « théorie de la dégénérescence » de notre sauguain abbé Fabre, ne convient-il pas de déplacer le point de vue en inversant une théorie de la régénérescence, autre et véridique forme de la « bonne conscience » bourgeoise de van Gennep ? En effet, nous avons toujours admis que les « purs » Giottos fidèles bergers -s’ils avaient existés- n’eussent jamais accédés au rare, miraculeux et religieux « grand Art » dont l’accomplissement exige la présence de l’élément apollinien propre aux sociétés dites « civilisées ». En revanche, et parce que les Cimabués trouvent l’inspiration et régénèrent leur génie auprès du peuple, pourquoi ne pas « décentrer » le point de vue et envisager l’art populaire à partir des apports de la culture savante ou de quelque itinérant inspiré ? Découvrant de troublantes similitudes dans les décorations de quenouilles datées 1821 et 1827, van Gennep évoque un certain « Poule ou Poull, ou Pul » qui aurait parcouru la vallée du Giffre « où on l’embauchait dans les maisons pour faire des berceaux, des meubles, des balustres et surtout des manches de quenouilles ». Dans son invraisemblable recherche des origines, van Gennep pouvait-il éliminer, perdu dans l’infini des sources possibles, ce qu’il appelait lui-même, on l’a déjà noté, « ce facteur individuel ambulant » ?

La posture selon laquelle il existerait une « pure » créativité populaire ne renvoie-t-elle pas à un Empire de la lune et ses virtuels habitants à des Martiens ? Comment le peuple aurait-il pu -par le biais de ceux « conduits » -et non « appelés » et encore moins « élus »- à s’exprimer en son nom, accomplir et renouveler un « instinct » créateur si les classes savantes ne lui avaient donné une indispensable et permanente « substantifique moelle » ? Pierre Mamet imaginait  un Giotto « charbonnant des portraits de moutons sur des pierres plates » sauvé des eaux de « l’instinctivité » par quelque « Cimabué passant » qui en ferait « un génial peintre de la pré-Renaissance ». Ce propos délicat d’un folkloriste que nous apprécions pèse pourtant de peu de poids par rapport à l’indispensable avertissement d’André Malraux : « Selon les biographies légendaires, Cimabue admire Giotto berger qui dessine des moutons ; selon des biographies véridiques, ce ne sont pas les moutons qui donnent aux Giottos l’amour de la peinture, ce sont précisément les tableaux de Cimabue » ?

Jean-Marie Privat a l’honnêteté de réfuter la légende d’un « van Gennep prophète » menant une vie « érémitique » complaisamment contée par un Georges-Henri Rivière repenti et désormais idolâtre de la nouvelle religion. L’érudit anarchisant Rémy de Gourmont -dont le Joujou patriotisme lui avait valu d’être exclu de la Bibliothèque nationale- avait adoubé van Gennep au Mercure. Arnold van Gennep qui fut un anarchiste de dépit et non de conviction ne dédaigna jamais les honneurs et les présidences de-ci de-là si chers à une société à laquelle cet esprit indépendant n’avait, malgré tout, jamais cessé d’appartenir.

Nul ne peut reprocher à van Gennep de s’en être pris à Alexandre Bertrand et à Paul  Sébillot qui n’ont vu dans les moeurs de leurs paysans que des « survivances » alors que leurs actualisations sont plus vivantes que jamais. Bien au contraire, on est tout enclin à admirer un savant qui a compris l’éternité du folklore aussi bien parmi les Indiens Chipppeway, les Algonkins du Canada que chez les prétendus primitifs du Nouveau Mexique comme son ami Westermarck l’avait ressenti « parmi les populations dites primitives de sa Finlande natale ou de son Maroc d’adoption ». Dans un passage d’une incroyable pertinence et d’une bouleversante modernité, l’ethnologue affirmait encore que les travailleurs immigrés ont introduit de nouvelles formes folkloriques. Jean-Marie Privat a bien montré que « l’universalisme humaniste » et sa  « théorie folklorique elle-même » avaient mis van Gennep à l’abri des dérives qui parasiteront, hélas, l’oeuvre d’une foule de « régionalistes ». Néanmoins, celui qui, avec une rare probité, osait se définir comme un « bourgeois instruit » pouvait-il trahir sa classe sociale d’origine et décliner ces nouvelles, authentiques et intempestives formes folkloriques autrement que par le réel mais gentillet « folklore » des « conscrites » de village ? Pouvait-il, plongeant au cœur d’un monde sans cœur, devenir ce saint laïc que la République finit, de guerre lasse et le plus « a posteriori » possible, par élever au rang de héros ?

Quant aux autres -et en dépit d’un intérêt jamais démenti pour les productions populaires- pouvaient-ils avec les « moyens du bord » prendre vraiment au sérieux les productions des « officiants » en art du terroir ?  On ne voit poindre, à cette époque, pour reprendre la formule consacrée, d’amateurs éclairés qui fassent de l’art populaire une spécialité même si les collections du Dr Olivier de Paulhaguet -qui manifeste un remarquable goût « décalé » pour les objets les plus « populaires »- dépassent largement le cadre des préoccupations de l’érudit de province. Paul Sébillot qui avait formulé le concept de « bibelots » le promettait à un avenir radieux. La formule de Pierre Mamet sur « les faiseurs de babioles en bois », l’article d’Albert Maumené intitulé « Amusants bibelots façonnés au couteau, les « aimables produits » de Las Cases « fatalement » exécutés par tout enfant « qui s’arme d’un couteau » -pérennisant au-delà du raisonnable cet affectueux et condescendant discrédit- montrent si besoin était que l’Art Populaire français attendit vainement son André Breton du logis.

Artifice de l’« Art brut » et brutalité de l’art « spontané »

Il n’est pas étonnant que -dans leur entreprise en réhabilitation- les amoureux d’art rustique des générations suivantes en appelèrent au Palais idéal du facteur Cheval et au Musée imaginaire d’André Malraux, au fabuleux arbre « peuplé de sabots et d’oiseaux » du sabotier Louis Touzet, aux extravagants outils de l’ancien vigneron Xavier Parguez. Mais faut-il, pour traiter de ces oeuvres, exécutées à une date relativement récente par des marginaux ou des retraités, parler avec André Désvallées et Georges-Henri Rivière d’un art de l’imaginaire et, au besoin, avec Jean Cuisenier, rapprocher le détail d’une canne d’un berger d’Orpierre (Hautes-Alpes) avec « l’Homme à la Rose » de Dubuffet ?

Il ne faut pas chercher -si toutefois elle existe- l’essence de l’Art populaire dans l’exclusivisme des leçons apportées par les Compagnons ou le « savoir-appris » de l’ardéchois tonton Conrazier et encore moins dans les extravagances prétendues « brutes » dont Candide, dans son Musée du Bizarre à Lavilledieu (Ardèche), abreuva ses écuries d’Augias. Un peu plus loin, Roger Ferlet qui pérennisait au-delà du raisonnable- toutes les « maintenances » possibles et imaginables n’hésitait pas à présenter un « Secrétaire Empire, cerisier, Louis XVI » en guise de parangon du mobilier rustique. Pourtant, au détour d’insipides propos, le fondateur du musée privé du Mas de la Vignasse -après avoir évoqué les troncs de châtaigniers évidés qui servirent à façonner « berles », « hardiers », « bachas », « auges », ruches ou séchoirs à châtaignes et à blé- trouve soudain l’inspiration : « Il est bien possible que ce genre primitif représente le meuble spécifique du Vivarais ». L’art « culturellement » brut des galeries à la mode n’a rien à voir avec un art « naturellement » brut qui ne s’interdit pas, bien au contraire, d’avoir recours, dans son existence même, à des techniques empruntées partout ailleurs. Le premier se distingue du second comme l’habile et rusé contrefacteur s’oppose à Zarathoustra : il n’est pas Zarathoustra, il n’est que le singe de Zarathoustra, le « porc grognant » de Zarathoustra !

Néanmoins, la notion d’« art brut » -même sous l’habituelle forme « institutionnalisée » qui en en « vulgarise » toujours le génie- a permis de « jeter » un regard nouveau sur les productions « instinctives ». Rappelons l’effarement de Las Cases qui, observant une splendeur de meuble, découvre avec étonnement le manque de dextérité d’artisans villageois bien incapables d’imiter la nature : « Quand ils s’y risquent, quand ils tentent par exemple de dessiner un animal, le résultat n’est pas toujours heureux ; les coqs sont bien étranges et ressemblent plus à ceux du clocher qu’à ceux de la basse-cour ; tels animaux dessinés sur un coffre de 1746, du Musée Dauphinois, laissent difficilement deviner s’ils sont bœufs, moutons ou cerfs ».

Ne sourions pas de ces aimables élucubrations qui nous ramènent, certes, à une conception de l’Art que l’on croyait défunte depuis Hegel mais qui montrent combien il est difficile de sortir des poncifs inhérents à la classe sociale dont on fait partie. Pensons au coffre daté 1746 et reportons-nous à la « Commode en marqueterie de bois de pays et loupes » réalisée par le fameux Hache Fils que Las Cases présente sans vergogne à côté d’un dressoir du Queyras. Imaginons maintenant ces deux pièces -opposant les « champions » de l’ébénisterie bourgeoise à l’Art populaire- présentées au nec plus ultra d’une Drouotienne salle des ventes. Le présumé résultat obtenu par le marteau du commissaire-priseur résonnerait encore (dans une proportion de 1 à 10 ou davantage) comme un nouveau coup de massue porté à notre piteux Art populaire représenté pourtant par une des mieux-disantes de ses œuvres, une œuvre que nous croyons capable de rivaliser avec « les saints des saints » des artistes bourgeois.

Fallait-il, pour déjouer le sort, brouiller les pistes et chercher les œuvres les plus « folles » d’autochtones s’enivrant du nectar de Dionysos ? Dans son opuscule sur La sculpture populaire (1987) qui contamine les ouvrages les plus disparates -depuis les cannes représentant d’étranges personnages jusqu’aux plus « académiques » et manufacturés crochets de tabliers des artisans- on sent bien Raymond Humbert tenaillé entre ses marottes de collectionneur et son penchant pour l’art « brut ». Pourtant, les objets de prédilection du fondateur des trop « riches heurs » du musée privé de Laduz restent -dans la tradition de la décoration des jardins à la Bouvard et Pécuchet– les rochers décorés de la plage de l’ermite de Rotheneuf ou telle «étagère en bois aux formes tourmentées ».

Sans vouloir désespérer les disciples de Dubuffet, force est d’admettre que nos « instinctifs » furent d’une sagesse à toute épreuve et que leur maladroite brutalité qui désespérait Las Cases n’avait trop rien de subversif. Martine Houze exposa, en 1981, à Auxerre les statuettes en bois du maire lozérien Hyacinthe Viala qui n’avait d’autre dessein que l’instruction de ses administrés pour lesquels il présentait, pêle-mêle, artisans au travail, scènes bibliques ou représentants de l’Assemblée nationale. Sans doute  -Lucien Mazars en parle- «on faisait des épouvantails avec de vieux habits remplis de paille », « avec des plumes plantées en terre », « avec des boules de terre glaise» «garnies de plumes tout autour et suspendues à un piquet ». Sans doute, ajoutait-on des « cadavres d’oiseaux » sinistrement accrochés à un vulgaire fil de fer tandis que d’approximatifs moulinets grinçaient des dents en tournoyant au moindre souffle de vent mais les « beaux » épouvantails de la collection Humbert -plus beaux que «les mannequins en paille coiffés d’un vieux chapeau» dont Francis Pérot faisait grand cas- n’ont jamais effrayé que les oiseaux !

Dionysos et Apollon : vouloir-vivre et création

Quant à Jean Cuisenier qui ouvre son bel ouvrage par deux aquarelles de J. Grasset Saint-Sauveur et qui met comme en vis-à-vis les femmes de La Rochelle et les Iroquois d’Amérique, savait-il, qu’à la même époque, Joachim Couhert-Détruchat se désolait du physique et du moral des femmes de la Limagne, «surtout des dernières classes » dont il comparaît la laideur effrayante «à une race dégénérée des habitants de la Guinée », que Calemard du Genestoux voyait l’auvergnat, « surtout aux approches de la petite ville de Sauxillanges », « plus brut que son granit » et le qualifiait déjà de « fort grossier » tandis qu’E. Jouy qui traqua sans répit L’Hermite en province (1818) et dans d’autres lieux ou pays à la ronde, n’hésite pas -dans le 13e tome d’une œuvre-fleuve- à médire des brivadoises en prétendant qu’elles sont jaunes « comme des Indiennes d’en-deçà du Gange » ?

Jean Cuisenier n’hésite pas, par ailleurs -signe d’une apparente réhabilitation et d’un accès (conditionnel) prochain aux « galeries d’art »- à confronter à la fois par le texte et par l’image la « Tête d’un diable emportant un ivrogne » sculpté au couteau par un berger des Bessans avec la « Tête de Faune » de Picasso. Aux Bessans -Las Cases en témoigne- les diables sortaient à la volée de leurs boîtes comme les abeilles de leurs ruches. Ces diables de diables sortirent si bien de leurs boîtes que nous devions en trouver un modèle de spécimen à mécanisme en pleine région du Bourbonnais ! Il est vrai qu’Etienne Vincendet  fabriqua, à dater de 1857, « des diables de bois de toutes tailles, cornus, armés de fourches et aussi parfaitement horrifiques que ceux des plus inquiétants peintres hollandais de diableries » !

Le savant conservateur illustre bien l’avatar de l’avant-dernier traitement de l’art populaire des sociétés préindustrielles françaises auquel procédèrent nos meilleurs intellectuels avec la même bonne foi et peut-être la même illusion. A l’évidence, ce n’était pas rabaisser les filles de la Rochelle que de les assimiler aux belles Iroquoises pas plus que de comparer les « hépatiques » Brivadoises aux troublantes indiennes mais quel profit peut bien tirer le berger des Bessans à être confronté au peintre des trop barcelonaises « Demoiselles d’Avignon » ? Peut-on -à moins de s’appeler Nietzsche- chercher toute affaire cessante l’impossible réconciliation du vouloir-vivre dionysiaque et de la création apollinienne ? Au demeurant, s’il fallait anoblir les ouvrages de l’« homme du commun » en parallèle avec les « oeuvres » des artistes les plus reconnus, Picasso aurait-il besoin encore longtemps de s’encombrer -si ce n’est pour marcher- de la canne du berger des Bessans ?

Qu’on réfléchisse à deux fois à la scission  « ethnographie = peuplades lointaines ; folklore = pays européens » obtenue à partir de 1922 par un van Gennep qui peut dès lors publier deux chroniques distinctes au Mercure de France. Jean-Marie Privat voit avec raison dans cette concession si difficilement arrachée par van Gennep et méthodologiquement fondée « un discret mais symptomatique signe de l’autonomisation du folklore » sans percevoir ses germes mortifères qu’il appartenait aux disciples de l’ethnologue -davantage qu’à l’ethnologue lui-même- de juguler. Aujourd’hui, prélude à une posthume instrumentalisation, on expatrie les Atp en guise de logique et ultime aboutissement d’un folklore qui a toujours navigué  « à travers » toutes les pensées à la mode et, plus secrètement, « au tort » et « au travers » de plus d’idéologies qu’on croit !

Art populaire et Art bourgeois

La révérence officielle en l’honneur des Arts premiers fonctionne comme une célébration en repentance orchestrée par les maîtres du moment en rémission des péchés commis par les élites précédentes qui ne répugnèrent pas à imaginer et à pérenniser -on le découvre seulement aujourd’hui avec un redoublement d’indignation rétrospective- les odieux zoos humains. Les actes de contrition, pour satisfaire la bonne foi du repenti et surtout la mauvaise conscience de la « dernière » nouvelle élite -sortie des rangs mêmes des pauvres diables de frères humains qui profite des bienfaits des anciens persécuteurs et revendique la réparation des offenses faites aux anciens persécutés-  ne renvoient-ils pas, à jamais, le bafoué à sa prétendue indignité en transformant les aléas de la condition humaine au profit d’un concept de « nature » que l’on croyait naïvement avoir définitivement rangé au magasin des véritables « antiquités » ?

Quelle que soit l’origine des « sociétés originaires », l’art peut-il « fonctionner » différemment ? Tout « œuvre » est un produit de l’imagination et derrière les formes esthétiques les plus brutales, les sensibilités sont toujours vives mais la révolte intellectualisée façon « anti-destin » ne peut être que le fait d’individualités à la dérive. Dans des sociétés qui liaient comme du mortier l’individuel et le collectif, il fallait être un « demi-paysan » à la Jean Paulhac d’Antonin Dusserre, un bachelier marqué au fer rouge du sceau de la fatalité, pour proférer « avec rage des pourquoi de révolte ».

Le peuple et l’officiant en art des sociétés « arriérées » et rurales  -d’ici ou d’ailleurs- qui n’était pas encore le maudit et génial Artiste des solidarités soi-disant « organiques » (cet introverti à la dérive frôlant la névrose si bien décrit par Freud) confondaient leurs créations dans une même respiration que Rousseau eût qualifiée de divine !

GEORGES DUBOUCHET

Chronique N°5 du Musée des Campagnes

1ère Partie