Chronique n°3

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Art populaire et art savant

Ardent défenseur de l’art populaire, nous n’avons cessé de nous inscrire en faux contre tous ceux qui, de bonne foi et souvent avec les meilleures intentions du monde, rabaissent celui-ci. De fait, quand Pierre Mamet ou Ulysse Rouchon -dans la lignée du conservateur du musée Galliera Henri Clouzot (1865-1941) et de son célèbre article A propos d’art populaire paru dans le journal « L’Opinion », le 16 août 1930- font allusion à «l’art instinctif » pour désigner les productions populaires, ils sont bien évidemment prisonniers de la sociologie de Lévy-Bruhl dont van Gennep fut sans doute la victime la plus instructive.

A travers les arcadiennes et pastorales images du fidèle pasteur, nous en restons toujours à ce que Marie-Aimée Méraville qualifiait de « folklore larme à l’œil », à des stéréotypes qui ravissent beaucoup d’entre nous à l’instar de ce que Pierre Balme, Le mobilier auvergnat (« L’Auvergne littéraire, artistique et historique », N° 95, 1938), appelle « le travail de plein air, l’art adorable du berger ». N’oublions pas que la notion « d’art instinctif » sous-tend l’opposition entre l’art « savant » et l’art populaire, c’est-à-dire ce que les anciens folkloristes considéraient comme des curiosités et que Pierre Balme dénomme encore « babioles ».

Il est symptomatique de noter que -bien avant Philippe de Las Cases- Ernest Lefebvre présente dans le Musée Rétrospectif de la classe 84 à l’Exposition Universelle Internationale de 1900 à Paris,  5 plioirs à dentelle ainsi qu’une demi-lune (provenant du Musée d’Ethnographie) un peu à la manière des « lettrines calligraphiées » qui « enjolivaient » les préambules des plus rébarbatifs registres notariés ou, de manière plus plaisante, à l’Alphabet et Monogrammes (s. d.) de Thérèse de Delémont. En empruntant aux ADHL plusieurs documents du début du XVIe siècle à « Lettrines calligraphiées » et à « entrelacs », les auteurs des « Jardins tissés » de la Chaise-Dieu (1998) corroboraient le « jugement de goût » du maître dentellier : « Les entrelacs constituent un vocabulaire décoratif commun à toutes les civilisations. Les premières dentelles s’inspirèrent tout naturellement de cette pratique ». On observera, par ailleurs, que sur les 19 planchettes (12 pleines et 7 ajourées)  présentées par Las Cases, 5 ont servi à agrémenter l’article d’Ernest Lefebvre. Sans vouloir critiquer le célèbre dentellier qui a porté attention à des « babioles » souvent négligées à cette époque, on remarque que les 5 plioirs choisis sont tous ajourés et « entrelacés » à l’envi tandis que le moins méritoire et vraisemblablement le plus récent -sans doute découpé à la « scie fine »- qui suggère un décor quelque peu gothique sur les bords est daté « du dix-septième siècle » ! Les préférences  d’Ernest Lefebvre trahissent un goût « bourgeois » (au plus mauvais sens du terme en l’occurrence) qui nous invite à poser le fameux problème « transparence et opacité » là où les spécialistes des belles dentelles ne l’attendaient pas, c’est-à-dire au cœur de l’art le plus « populaire » qui soit. En effet, sans nier la remarquable beauté de nombreuses « planchettes ajourées », nous optons malgré tout pour les rares « planchettes pleines » qui, nous plongeant au cœur de la création populaire, transcendent le matériau et confondent le « plein » et le « délié » pour laisser libre cours à l’imagination.

L’art savant a droit de cité, il exprime la pensée conceptuelle -« les productions de l’art et de l’intelligence » pour parler comme Hippolyte Gomot- et s’inscrit dans une filiation authentifiée par les galeries d’art ; l’art populaire -dont on reconnaît, il est vrai, l’intérêt- incarne seulement une « culture » au sens anglo-saxon et moderne du terme. Dès lors, les expressions les plus débridées, les plus folles, les plus « brutes » d’exécutants livrés à un individualisme radical sont censées retrouver, comme par miracle et par transgression de leur propre héritage patrimonial, tel ou tel élément de l’Art « supérieur ». Bien loin -comme il le croit ingénument- de se dépouiller de ses propres métaux, l’esthète en quête d’Art brut ne fait que rechercher sa propre culture dans des  pratiques considérées, peu ou prou, comme attardées.

L’article de référence d’André Crémillieux

Nous avons cité à plusieurs reprises André Crémillieux à qui on doit, Les planchettes à enrouler la dentelle (Cahiers de la Haute-Loire, 1984), l’étude la plus substantielle et la plus « techniquement » pertinente sur les planches à dentelle. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit le « Conservateur du Musée Municipal du Monastier » -un chercheur immergé dans le rural qui, à la compétence, ajoute un amour pour le petit patrimoine rural qui ait produit un tel article. L’auteur s’est efforcé -à partir de l’examen de 305 planchettes provenant de 54 collecteurs privés ou publics- de procéder à une double étude statistique et typologique.

On opposera cette étude aux notes approximatives que consacre Jean Bedel, dans son ouvrage de référence, aux planchettes à dentelle qui représenteraient toujours « les mêmes motifs d’inspiration romane » tandis que celles présentée au Musée Crozatier seraient du XVIIe siècle !

André Crémillieux qui recherche -vainement, semble-t-il-  le « nombre d’or » auquel obéirait les dimensions idéales de la planchette sculptée par  l’artisan, pose d’intéressantes questions quant aux plioirs dont les formats (longueur, largeur ou épaisseur) apparaissent hors-normes : Sont-ils le fait d’« une demande originale de la dentellière » ou « d’une offre également originale du graveur » ? Peut-être y avait-il différents plioirs pour enrouler des dentelles de largeurs différentes ? ».

Par ailleurs, 28 motifs sont recensés en VI groupes distincts comprenant chacun un certain nombre de motifs. Le classement obéit à un ordre purement statistique allant des motifs les plus fréquents  (« rosace à 6 branches », « chevron à l’intérieur », « cœur », « grain de blé », etc.) aux décorations les moins présentes (« ciboire », « virgule », chandelier » etc.). On peut remarquer -sans en faire le reproche à André Crémillieux- que l’examen des 305 planchettes,  choisies au hasard des découvertes de 54 collecteurs publics ou privés, constitue un matériau à la fois trop faible et trop hétérogène.

Au demeurant, l’extension du matériau d’étude donnerait-il un éventail beaucoup plus large d’informations ? Jean-Louis Voruz -dans l’ouvrage de Jean-René Mestre & Gaby Roussel- observe que « l’ornementation foisonnante de type géométrique, dominée par la rosace et le chevron est la règle pour la quasi-totalité des plioirs » et ajoute la présence de « symboles religieux les plus courants comme la croix, la cloche ou le calice » et « de quelques décors zoomorphes (le serpent, le coq comme emblème républicain patriotique) ou même anthropomorphes ». Nul ne contestera le bien fondé de ces propos mais différent-ils vraiment de ceux de Michel Rouvière qui répertorie « Les signes symboliques de l’art populaire du Bas-Vivarais » (L’Ardèche -1985), à partir de 14 motifs décoratifs (Croix, cœur, étoiles, cercle, spirale, vases et coupes, rouelles et rosaces, motifs virguloïdes, swastika, ostensoirs, calices et chandeliers, fleur de lys, outils et enseignes) trouvés sur des supports divers allant des linteaux aux claveaux en passant par les tuiles ?

Il en va de même de l’inventaire des  89 ornements figurant sur les 29 porte-chaleils » du musée des Atp  recensés par Jean Cuisenier qui précise : « Aux thèmes habituels à l’art populaire (ostensoirs, croix, cœurs, etc.) s’ajoutent ici des trèfles et des piques tirés des jeux de cartes ». Peut-on dire que ces dernières adjonctions sont originales et qu’on aurait trouvé une variété de motifs beaucoup plus grande « si au lieu d’opérer sur un corpus de 89 motifs relevés sur 29 objets, on opérait sur des ensembles plus vastes » ? En effet, l’homogénéité de la collecte, dans le temps et dans l’espace, d’une grande partie de ces porte-chaleils leur confère un incontestable mieux-disant que des collections disparates sont loin de présenter. Les porte-chaleils des Atp révèlent un irremplaçable « catalogue » que des collectes systématiques, conduites en leur temps, auraient vraisemblablement enrichi mais qu’une redondance d’indications finit toujours par précipiter dans l’infini de la statistique et dans un trop plein d’informations.

Néanmoins, la description et les dessins des différents motifs répertoriés constituent la partie la plus forte de l’article d’André Crémillieux dans la mesure où ils donnent une sorte d’indispensable et didactique catalogue susceptible d’identifier les décorations présentes dans un grand nombre de planchettes et auquel, désormais, tout amateur d’art populaire vellave devra se référer. On retiendra, en particulier, les différents types de rosaces : « rosaces simples », « rosaces à branches flexuées », « rosaces à branches ourlées », « rosaces complexes ». Par ailleurs, les représentations de la « grille » (« motif de dentelle ressemblant à un grillage ») et de la « mate » (« motif de dentelle opaque tissé comme une toile ») sont extrêmement parlantes et justifient les rapprochements établis entre plioir et pièce de dentelle.

Nous avons toujours pris une certaine distance avec les analyses à caractère « scientifique » qui prétendent, d’une manière ou d’une autre, rendre compte de la création. En dépit des précautions prises par l’ethnologue, d’aucuns prétendent que les analyses d’André Crémillieux ne sauraient déboucher sur une classification typologique dûment établie en raison même du caractère limité du matériau d’étude. A ce propos, pourquoi ne pas reprendre les travaux précités à la lumière complémentaire des 350 planchettes du Musée de la Haute-Auvergne et des centaines d’autres pièces -deux milliers peut-être- que possèdent de nombreux collectionneurs ?

Toutefois, nous ne pensons pas que ces éventuelles analyses gagneraient beaucoup en fiabilité par rapport aux précédentes. Nous n’avons cessé de dire que la multiplication des spécimens étudiés est loin d’être gage de vérité. La difficulté la plus importante relève, sans doute, de la volatilité des identités des planchettes étudiées. A l’époque de van Gennep -alors que le virus de la collection qui sauve les témoignages mais brouille le message- s’était faiblement répandu, il était encore possible, à partir d’une méticuleuse collecte « in situ », de nourrir la prétention d’établir une cartographie vellave de la planchette à dentelle susceptible de déterminer -à défaut d’une providentielle signature- les aires d’influence de tel ou tel « fustier » professionnel ainsi que les traditions décoratives propres à des villages « inspirés ». Ce faisant, les planchettes seraient-elles sorties  « grandies » de cet exercice en classification ?

Tout en reconnaissant notre dette à l’égard d’André Crémillieux, nous relevons les effets collatéraux d’une démarche à la fois nécessaire et risquée dans la mesure où, a priori, elle accorde un nouvel intérêt aux productions populaires en braquant sur elles les lumières de la science mais qui, en affirmant leur mode logique de fonctionnement, risque de ravaler ces oeuvres au niveau de simples produits.

La confrontation de tel plioir avec tel échantillon de dentelle et l’analyse typologico-statistique des planchettes nous paraissent indispensables dans la mesure où ces recherches permettent d’entrer en « connivence » avec l’art populaire tout en cernant au mieux son « contexte ». En revanche, le plaidoyer d’André Crémillieux en faveur de « l’ethnologie régionale parvenue au rang de science » avec la distinction  des  niveaux  1) « empirique » 2) « théorique » 3) « dialectique et interdisciplinaire » est, d’un point de vue « scientifique » très contestable dans la mesure où réduire le 1er niveau à l’énumération conduit à se condamner à ne plus comprendre grand chose devant un trop plein d’informations dont les autres niveaux sont bien incapables de dénouer les nœuds gordiens. On pense à nos plus anciens professeurs de philosophie qui récitaient (sans trop y croire eux-mêmes sans doute) les « 4 moments » que la psychologie du XIXe siècle « décortiquait » soigneusement en voulant rendre compte des différentes étapes de l’« acte volontaire !

Du point de vue strictement « esthétique » de  l’art populaire, cette méthode, proposée sans ménagement, est suicidaire. En effet, si les « grandes » oeuvres résistent sans trop de problèmes aux tentatives les plus sophistiquées d’explication, notre pauvre « art populaire », déjà si mal en point, ne se relèvera pas plus du « nombre d’or » que du « carré magique » cher au Dr Bachelier ou des nouvelles « laplaciennes » investigations relatives aux « Banques de données archéologiques », à la « typologie analytique et structurale » et à la « base rationnelle d’étude des industries lithiques et osseuses ». Il est grand temps de redonner à l’art populaire sa dimension « beaux arts » en oubliant quelque peu sa réalité « arts & métiers ».

Un lecteur attentif de la revue « La Dentelle » a trouvé, A propos des plioirs (Juin 1985), une pièce de dentelle qui imite, dit-il en s’adressant aux auteurs, « le motif de la dentelle que vous avez publiée d’une façon encore plus parfaite que le carré de dentelle qui a été reproduit en comparaison » dans le précédent article A propos de deux plioirs de dentellières. On voit bien que nous sommes ici au cœur de la conception -qui n’a rien d’artistique- de l’art considéré comme imitation qui privilégie la technicité à l’inspiration. Ainsi, en soulignant la part de « spontanéité », de « liberté », d’« innovation » auxquelles paraissent inviter les différentes figures répertoriées mais en ajoutant aussitôt  que « deux larmes » ou « trois grains de blé font un cœur », que « la rosace est un soleil, que le soleil est ostensoir », que « la symétrie est recherchée », que « les rosaces s’encastrent bien », André Crémillieux ne fait -à l’instar de van Gennep- que traduire le caractère « mécanique » de l’exécution du travail qui est non seulement la part la moins esthétique de l’ouvrage mais aussi et peut-être, dans de nombreux cas, son pire ennemi. De la même manière, les statistiques qui en restent au « plus fréquent » ou au « déjà vu », laissent filtrer dans leurs « grilles » de lecture le « rare » ou l’« insolite » qui  déterminent l’ouvrage réellement populaire et l’ « exceptionnel » qui est gage de l’Art populaire.

Jean-Claude Voruz qui admire à juste titre les planchettes les moins « typiques » mais qui trouve « légitime de considérer la décoration d’un plioir comme un langage dont il faut découvrir les règles syntagmatiques » ne se prend-il pas à son propre jeu ? André Crémillieux est sans doute conscient de ces difficultés lorsque, citant tour à tour André Varagnac et Jean Cusenier, il reprend les définitions 1) de l’art populaire, « pratique sans théorie » » et 2) de l’œuvre, considérée comme l’expression « commune à un groupe » mais exprimée « par un seul individu ».

La quête du Graal des  analyses symboliques

Nous avons souligné le peu d’atomes crochus que nous entretenons avec les analyses « symboliques » à connotation historique qui font appel à la mythologie ou à la pastorale religieuse. Dans notre perspective, la Culture et le Folklore « fonctionnent » de la même façon. Considérées du seul point de vue esthétique, les analyses les plus savantes des poèmes El Desdichado ou Le Cimetière marin n’apportent rien à la beauté des deux œuvres alors même que Gérard de Nerval et Paul Valéry étaient « potentiellement » en état de connaître les « sources » savantes invoquées par les spécialistes de l’exégèse littéraire. Dès lors, les références à telle lecture de saint Matthieu ou à « l’arbre de vie »  sont encore moins probantes quant à la démonstration de