Chronique n°5 – partie 2


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La « grille de lecture » se confond avec le « design » (considéré « comme vérité dans l’art ») qui apparaît à la fois comme l’oeuvre et l’outil capables de formuler « une théorie générale de l’objet » par-delà les visions nostalgiques du passé qui « surdéterminent » des objets sacralisés :

C’est avec le design et du design qu’est né l’homme du XXe siècle. Autrement dit, la nécessité interne, cette exigence essentielle de l’art que les théoriciens du mobilier 1900 croyaient avoir redécouvert, n’est en l’espèce qu’une illusion : certes y a-t-il plus d’unité organique dans les meubles de l’Art Nouveau que dans toute la période allant de l’Empire à napoléon III mais les meubles sont encore surchargés de végétaux, contournés sans raison réelle, encombrés d’un appareil ornemental et symbolique tout à fait étranger à la fonction. L’Art Nouveau a cru opérer ce dépassement magique caractéristique de l’œuvre d’art, en débordant la fonction matérielle vers une fonction spirituelle, en décorant le fauteuil de repos de fleurs de pavots. Au contraire, le design n’éprouvera plus ce désir de poétiser la fonction par des symboles ; il se contentera par la mise en montre de la fonction pour elle-même et par l’épuration rigoureuse de la forme, en éliminant tout décor adventice, de trouver le merveilleux au sein même de l’existence quotidienne.

Ce n’est donc pas à un simple « éloge » du « design » auquel procédait de manière quasi prophétique Bernard Deloche mais il proposait –à partir du « Design » appelé à jouer, à l’instar du Dieu de saint Thomas d’Aquin, le rôle d’Alpha et d’Omega- une véritable compréhension des œuvres du passé. Le « design » est ce « fil d’Ariane » qui permet, rétrospectivement, de révéler les tenants et surtout l’« aboutissant » du « Louis XV », de l’« Art-Nouveau » et du « Banhauss ».

On comprend, dans ce contexte, la critique adressée à Alainqui a, donné « une très grande audience » au meuble sans vraiment comprendre la « récurrence des arts » :

Le lien  qui eût permis justement de comprendre l’ensemble des arts dans une perspective unique manque en fin de compte à Alain. L’idée d’une production générale des formes liée à une dynamique stylistique : il y a dans sa pensée quelque chose de statique, d’anhistorique, qui ne répond en aucune manière à l’idéal du Banhauss dont il était pourtant le contemporain.

Dans son ouvrage -rédigé à une époque où Ferdinand de Saussure était tellement à la mode universitaire- Bernard Deloche procède à une analyse linguistique du mobilier et établit un « Système du meuble » comme Roland Barthes parlait d’un « Système de la mode » capable de révéler un «système d’information », c’est-à-dire de transmettre un message suffisamment clair et audible qui, finalement, tend à se substituer à l’ancienne notion de « Style ».

Ainsi, la menuiserie pourrait constituer un langage en intégrant des « éléments » qui trouvent tout leur sens dans l’ensemble dont ils font partie et même, écrit Bernard Deloche, « il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’on ne puisse trouver dans ce langage technique un équivalent de la double articulation dont André Martinet fait le critère principal du langage humain » même si « la variété des profils de moulures » (cavet à l’astragale ; bec de corbin à la doucine, etc.) qui diversifie l’ornementation d’un bâti donné « ne constitue pas un système de signes » comparable à la « seconde articulation de la langue ».

L’auteur envisage la constitution d’un véritable lexique du mobilier. Prenant l’exemple du siège, Bernard Deloche oppose -dans une logique saussurienne- l’« accotoir » (« fait de langue ») et l’« ornementation » (« fait de parole »). Ainsi la notion d’accotoir constituerait un « trait pertinent » du langage et jouerait le rôle de « morphème ». En revanche, si l’on considère le galon ornant le « carreau », la prise en compte de la nature de cet ornement (galon d’or pour les dames nobles ; galon de soie pour une « simple bourgeoise ») est également « pertinente » mais relève de ce que Bernard Deloche appelle un « hylème » parce que, dit-il, « la forme ne remplit pas toujours de fonction déterminante ». Par ailleurs, en considérant la structure générale (montants, traverses, etc.) des « meubles à bâti destinés à recevoir un contenu » (buffets, commodes, armoires, etc.). Bernard Deloche détermine un genre commun qu’il appelle « archisémène ».

En fin d’ouvrage, Bernard Deloche donne une « Grammaire générative de la construction des sièges » à partir de la notion de « module ». Ce projet d’un insigne intérêt pourrait permettre d’autant plus une classification scientifique du mobilier de style que l’auteur fait appel à la chimie (polymères) et à l’algèbre.

Néanmoins, à partir du premier exemple (« Série A : génération de la banquette »), on constate que les moyens utilisés -qui complexifient à l’extrême les données- sont inversement proportionnels aux résultats obtenus même si de nombreux enseignements -dans la perspective d’une classification « mécanographique » du mobilier- peuvent être tirés de ces remarques (cf. certains sigles désignant des caractéristiques particulières de certains éléments du meuble comme « Vs » désignant un piétement vertical en pied de biche ou « Aj » un accotoir à joues).

Bernard Deloche, après avoir noté que la « banquette n’est pas une juxtaposition de n tabourets », fait appel à « l’itération du module » de base indiqué par « M » (qui représente le tabouret) pour arriver à (« M ») qui désigne la banquette. « M » regroupe l’élément « traverse horizontale » (désigné par la lettre « h ») et l’élément « segment vertical » (désigné par la lettre « v »). D’autre part, la fonction « f (« opérateur géométrique de quadrature ») représente la forme générale de « M ».

En fin de compte et au terme de ce (trop) savant jeu d’écritures Bernard Deloche peut déduire -« à la façon des polymères de chimie » les règles suivantes qui aboutissent à la formule finale définissant le tabouret (M), la « grammaire (A) de génération de la banquette se construisant « sur les bases de cette grammaire élémentaire fondamentale du module » :

 

(I) Module de base M

(II) M f (4 h + 4 v)

(III) h traverse horizontale élémentaire

(IV) v segment vertical ou pied

(V) f disposé en carré

(A) (I) Banquette (donne) n (M)

(II) M (donne) f (4 h + 4 v)

(III) n = itération enchaînée

(IV) Itération enchaînée (donne) (M + M + M + M + …)

(V) (M + M + M + M + …) f

/ (4 h + 4 v) + (3 h + 2 v) + (3 h + 2 v) + (3 h + 2 v) + (…) + (3 h + 2 v) /

Notons que d’autres « règles » qui concernent (avec les modifications symboliques adéquates les plus compliquées) les « éléments » (Mp = « module avec panneaux » ; Aj = « accotoirs à joues ») et les « opérateurs » (f = « opérateur géométrique trapézoïdal » ; s = « opérateur désignant un élément de superstructure ») s’appliquent également aux « générations » de fauteuil et des chaise-longue ».

Considérant le meuble de style de manière exclusive, Bernard Deloche entreprend une réflexion préalable sur les rapports de l’art et du meuble en montrant combien celui-ci, à de rares exceptions près (cf. Platon et Kant) a été méprisé jusqu’à Alain (qui, néanmoins, assigne au meuble, dans son Système des beaux-arts, un « caractère auxiliaire ») avant d’être purifié de ce pêché originel par Pradines qui parle de « l’art du meuble ».

Dès lors, se pose la question du principe fondateur de l’œuvre d’art. Si la théorie du plaisir –qui réduirait l’œuvre à l’assouvissement- est à peine évoquée, celle de la « poétique » (qui conduit Baudelaire à s’épancher surla chambre aux meubles « allongés », « prostrés » et « alanguis » et Rimbaud à regretter le « large buffet sculpté » qui prend « l’air des vieilles gens »)est justement éconduite dans la mesure où son principe reste extrinsèque à l’œuvre.

Ne pourrait-on placer la beauté d’un meuble à l’enseigne de la fonction en lui assignant des règles de proportion et de ressemblance ? Selon Bernard Deloche : 1) Non seulement un «meuble impropre à l’usage donne l’idée d’un monstre » mais il « n’est d’ailleurs jamais trouvé beau » et 2)  Il est « impossible de considérer comme une œuvre d’art un objet dont on se sert tous les jours ». On sait pourtant -sans alléguer « la Géante » de Baudelaire- qu’il n’est point de serpents qui, par l’art imité, ne puissent plaire aux yeux » tandis que « Gilbert Simondon a proposé une esthétique de l’objet technique ».

Au final, c’est encore à l’intérieur même de l’œuvre qu’il convient de chercher le critérium de la beauté mais, à la coquille vide de la notion d’ « harmonie » (si souvent invoquée),Bernard Deloche substitue celle de « pouvoir d’intégration rythmique », c’est-à-dire le principe « d’un ensemble d’éléments qui pourraient paraître au départ étrangers les uns des autres » mais qui, en fait, se répondent mutuellement « en créant par là l’unité en mouvement de l’objet ».

Cette unité qui globalise l’objet et unifie les éléments qui la composent est inséparable de la forme qui rejoint le problème/mystère de la création que Bernard Deloche assimile à une « morpho-création ».

Que l’on ne s’y trompe pas, c’est bien une tentative de réhabilitation du meuble à laquelle se livre Bernard Deloche en érigeant l’art (mineur) du meuble en « art majeur »

Pourquoi même ne pas aller jusqu’à formuler l’hypothèse selon laquelle les arts majeurs se seraient trouvés parfois dans une situation d’enseignés, soulever l’idée selon laquelle Watteau aurait pu emprunter des thèmes figuraux à ces célèbres commodes qui ont fait la gloire de Boulle ? ».

On en revient au titre du célèbre ouvrage de Roubo dont (tout) « l’art » de Bernard Deloche vise à confondre le « beau » dans la « technique » et le « menuisier » dans la création anonyme du « Meuble ». On retrouve deux problématiques qui étaient déjà au cœur de notre ouvrage sur la dentelle :

1) Le rôle des ornemanistes qui, dessinant  des meubles propres à être exécutés -comme on peut imaginer, selon le schéma légendaire de Guillaume Janneau, Boulle exécutant les dessins de Berain- érige « l’art du meuble » -comme il a été dit précédemment- en « conception générale de l’art » dans la mesure où il s’agit, en fait, d’un « art du dessin » :

L’exécution du meuble figure un peu la réciproque de l’art du dessin : si l’on admet que le dessin part d’un modèle réel pour le reproduire sous une forme imagée, l’art du meuble part au contraire d’un dessein pour en projeter la forme concrète dans la réalité.

2) Cette « esthétique du meuble » -habitée de bout en bout par l’exactitude du dessin- trouvera son allié le plus sûr dans l’industrialisation et la mécanisation qui effaceront définitivement la part d’empirisme qui s’attachait encore à l’exécution du mobilier. Une nouvelle fois, Bernard Deloche (en procédant, par exemple, à l’éloge de la « toupie » qui « accélère » la mécanisation du mobilier) ne fait qu’exagérer les préconisations de Roubo qui avait consacré 14 longues pages aux descriptions les plus précises des « machines propres à faire des Cannelures » et à la « Machine appelée Outil à Ondes » (dont il perfectionne, « théoriquement », le projet donné par Félibien).

Davantage que par l’art « meuble » du mobilier, Bernard Deloche est hanté par l’art « immeuble » de la « cité radieuse » de Le Corbusier -baudelairien « Albatros » aux ailes de ciment que « L’Azur, l’Azur, l’Azur » de Mallarmé faisait rêver- et par la « ville cybernétique » de N. Schöffer qu’il appelle de ses vœux. On pourrait croire -toujours avec Bernard Deloche- que, dans cette « cité idéale » -sanctifiée à la puissance X par les élucubrations du facteur Cheval qui enchantaient Malraux mais donnaient la nausée à Roger Ferlet- l’avènement du « système d’information » cher à Roland Barthes abolirait tous les objets du passé -dont les « surdéterminations » nostalgiques qu’il entraîne « matérialisent les rêves les plus irréels »- si ce nouvelHermès « porteur de message » ne se confondait pas avec l’Hytlodée de Thomas More, le « colporteur de sornettes » !

Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc -même si ceux-ci finissent toujours par « trahir »- pour mesurer le fiasco de la « cité radieuse ». Son « prometteur » pouvait-il douter -en annonçant, au son des « trompettes de la renommée » de Brassens, la fin de la maison individuelle– que le barbecue et la tondeuse à gazon de Bernard Plessy feraient fantasmer de nouveaux « bobos d’opérette » qui, au grand bonheur de « promoteurs » plus « modernes » encore, substitueraient l’agglomération horizontale à la concentration verticale ?

Quant à la « ville cybernétique » -devenue « ville internet »- que Michel Serres quadrillait (lui aussi, au son des « trompettes de la renommée ») des « autoroutes de l’information », cette ville tout entière vouée au « design » –dont la logique devait condamner « les aberrations d’une société de consommation ou de surconsommation »- n’est-elle pas devenue -recyclée en « ville à visiter »- Amaurote, la ville fantôme de Thomas More, « ville à l’envers » dont le pouvoir magique de transformer nos villes trop « à l’endroit » tenait justement au fait qu’elle restait –à l’encontre des « bétonnées » et « inimplosables » cités lecorbusiéennes- purement utopique ?

Avec une certaine mauvaise foi et à l’encontre de son mentor Pierre Francastel, Bernard Deloche -« cité radieuse » ne saurait mentir- écrit qu’il « ne relève pas de l’évidence » que Le Corbusier soit « porteur d’une société concentrationnaire ». A contrario, l’objet du passé -baudet de la fable- avec toute la nostalgie qu’il supporte est forcément surdéterminé, il matérialise par projection les rêves les plus irréels : « la création d’un passé pour les déracinés » terriens ; « la construction d’une généalogie fantastique » pour les déracinés imaginatifs.

On voit bien que, pour Bernard Deloche, le recours aux vieux « meubles » de Baudelaire, au « buffet » de Rimbaud ou à la « chaise » de Van Gogh sont -hors le prestige de leurs célèbres usagers- proches du néant. Ces glorieux exemples, parfaitement superfétatoires au plan du mobilier, jouent le rôle de références purement « décoratives » et constituent un échantillon de ces attestations « honorifiquement culturelles » qui vont -dans le pire des cas- jusqu’à donner « droit de citer » aux éructations de Céline !

On pourrait même ajouter –dans la perspective des « nouveaux » penseurs officiels- que la funeste prise en compte de l’art populaire participerait : 1) de l’« idéologisation » et de la « mystique vichyssoise » inhérentes aux (seuls) musées paysans. 2) du « processus de construction et d’essentialisation d’une identité ». 3) de l’élaboration des « contenus idéologiques des mouvements régionalistes », présumées dérives folkloriques qui hantent les nuits respectives de chercheurs « patentés » comme Christian Faure, Catherine Bertho et A.-M. Thiesse. Ces universitaires qui plongent à plaisir dans le passé -avec de belles têtes de vainqueurs- pour en extirper toute la lie, ne justifient-ils pas la trop géniale formule de Simone Signoret : « La nostalgie n’est plus ce qu’elle était » !

Le lecteur comprendra pourquoi, en reprenant un mot (que nous avions, nous-même, employé pour suggérer l’esprit de nos travaux) cité par Bernard Deloche (sans doute pour désigner tout ce qu’il déteste) nous privilégions la « rhapsodie » à l’analyse en essayant d’éviter -tout en multipliant les sources d’informations- l’écueil des savantes gloses qui, toujours, désespèrent les Agnès de Molière !

On raconte qu’un bolchevick –ayant été traduit devant un tribunal pour avoir été surpris se promenant dans un pensionnat de jeunes filles- répondit à ses accusateurs qui le sommaient de s’expliquer : « La nostalgie, camarades, la nostalgie ! ».

Boris Pasternak avait bien prévenu ses fanatiques « coreligionnaires » : « Si vous tirez sur les rossignols, camarades, il n’y aura plus de chansons pour nos nuits d’été » !

GEORGES DUBOUCHET

Art populaire et art savant

Ardent défenseur de l’art populaire, nous n’avons cessé de nous inscrire en faux contre tous ceux qui, de bonne foi et souvent avec les meilleures intentions du monde, rabaissent celui-ci. De fait, quand Pierre Mamet ou Ulysse Rouchon -dans la lignée du conservateur du musée Galliera Henri Clouzot (1865-1941) et de son célèbre article A propos d’art populaire paru dans le journal « L’Opinion », le 16 août 1930- font allusion à «l’art instinctif » pour désigner les productions populaires, ils sont bien évidemment prisonniers de la sociologie de Lévy-Bruhl dont van Gennep fut sans doute la victime la plus instructive.

A travers les arcadiennes et pastorales images du fidèle pasteur, nous en restons toujours à ce que Marie-Aimée Méraville qualifiait de « folklore larme à l’œil », à des stéréotypes qui ravissent beaucoup d’entre nous à l’instar de ce que Pierre Balme, Le mobilier auvergnat (« L’Auvergne littéraire, artistique et historique », N° 95, 1938), appelle « le travail de plein air, l’art adorable du berger ». N’oublions pas que la notion « d’art instinctif » sous-tend l’opposition entre l’art « savant » et l’art populaire, c’est-à-dire ce que les anciens folkloristes considéraient comme des curiosités et que Pierre Balme dénomme encore « babioles ».

Il est symptomatique de noter que -bien avant Philippe de Las Cases- Ernest Lefebvre présente dans le Musée Rétrospectif de la classe 84 à l’Exposition Universelle Internationale de 1900 à Paris,  5 plioirs à dentelle ainsi qu’une demi-lune (provenant du Musée d’Ethnographie) un peu à la manière des « lettrines calligraphiées » qui « enjolivaient » les préambules des plus rébarbatifs registres notariés ou, de manière plus plaisante, à l’Alphabet et Monogrammes (s. d.) de Thérèse de Delémont. En empruntant aux ADHL plusieurs documents du début du XVIe siècle à « Lettrines calligraphiées » et à « entrelacs », les auteurs des « Jardins tissés » de la Chaise-Dieu (1998) corroboraient le « jugement de goût » du maître dentellier : « Les entrelacs constituent un vocabulaire décoratif commun à toutes les civilisations. Les premières dentelles s’inspirèrent tout naturellement de cette pratique ». On observera, par ailleurs, que sur les 19 planchettes (12 pleines et 7 ajourées)  présentées par Las Cases, 5 ont servi à agrémenter l’article d’Ernest Lefebvre. Sans vouloir critiquer le célèbre dentellier qui a porté attention à des « babioles » souvent négligées à cette époque, on remarque que les 5 plioirs choisis sont tous ajourés et « entrelacés » à l’envi tandis que le moins méritoire et vraisemblablement le plus récent -sans doute découpé à la « scie fine »- qui suggère un décor quelque peu gothique sur les bords est daté « du dix-septième siècle » ! Les préférences  d’Ernest Lefebvre trahissent un goût « bourgeois » (au plus mauvais sens du terme en l’occurrence) qui nous invite à poser le fameux problème « transparence et opacité » là où les spécialistes des belles dentelles ne l’attendaient pas, c’est-à-dire au cœur de l’art le plus « populaire » qui soit. En effet, sans nier la remarquable beauté de nombreuses « planchettes ajourées », nous optons malgré tout pour les rares « planchettes pleines » qui, nous plongeant au cœur de la création populaire, transcendent le matériau et confondent le « plein » et le « délié » pour laisser libre cours à l’imagination.

L’art savant a droit de cité, il exprime la pensée conceptuelle -« les productions de l’art et de l’intelligence » pour parler comme Hippolyte Gomot- et s’inscrit dans une filiation authentifiée par les galeries d’art ; l’art populaire -dont on reconnaît, il est vrai, l’intérêt- incarne seulement une « culture » au sens anglo-saxon et moderne du terme. Dès lors, les expressions les plus débridées, les plus folles, les plus « brutes » d’exécutants livrés à un individualisme radical sont censées retrouver, comme par miracle et par transgression de leur propre héritage patrimonial, tel ou tel élément de l’Art « supérieur ». Bien loin -comme il le croit ingénument- de se dépouiller de ses propres métaux, l’esthète en quête d’Art brut ne fait que rechercher sa propre culture dans des  pratiques considérées, peu ou prou, comme attardées.

L’article de référence d’André Crémillieux

Nous avons cité à plusieurs reprises André Crémillieux à qui on doit, Les planchettes à enrouler la dentelle (Cahiers de la Haute-Loire, 1984), l’étude la plus substantielle et la plus « techniquement » pertinente sur les planches à dentelle. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ce soit le « Conservateur du Musée Municipal du Monastier » -un chercheur immergé dans le rural qui, à la compétence, ajoute un amour pour le petit patrimoine rural qui ait produit un tel article. L’auteur s’est efforcé -à partir de l’examen de 305 planchettes provenant de 54 collecteurs privés ou publics- de procéder à une double étude statistique et typologique.

On opposera cette étude aux notes approximatives que consacre Jean Bedel, dans son ouvrage de référence, aux planchettes à dentelle qui représenteraient toujours « les mêmes motifs d’inspiration romane » tandis que celles présentée au Musée Crozatier seraient du XVIIe siècle !

André Crémillieux qui recherche -vainement, semble-t-il-  le « nombre d’or » auquel obéirait les dimensions idéales de la planchette sculptée par  l’artisan, pose d’intéressantes questions quant aux plioirs dont les formats (longueur, largeur ou épaisseur) apparaissent hors-normes : Sont-ils le fait d’« une demande originale de la dentellière » ou « d’une offre également originale du graveur » ? Peut-être y avait-il différents plioirs pour enrouler des dentelles de largeurs différentes ? ».

Par ailleurs, 28 motifs sont recensés en VI groupes distincts comprenant chacun un certain nombre de motifs. Le classement obéit à un ordre purement statistique allant des motifs les plus fréquents  (« rosace à 6 branches », « chevron à l’intérieur », « cœur », « grain de blé », etc.) aux décorations les moins présentes (« ciboire », « virgule », chandelier » etc.). On peut remarquer -sans en faire le reproche à André Crémillieux- que l’examen des 305 planchettes,  choisies au hasard des découvertes de 54 collecteurs publics ou privés, constitue un matériau à la fois trop faible et trop hétérogène.

Au demeurant, l’extension du matériau d’étude donnerait-il un éventail beaucoup plus large d’informations ? Jean-Louis Voruz -dans l’ouvrage de Jean-René Mestre & Gaby Roussel- observe que « l’ornementation foisonnante de type géométrique, dominée par la rosace et le chevron est la règle pour la quasi-totalité des plioirs » et ajoute la présence de « symboles religieux les plus courants comme la croix, la cloche ou le calice » et « de quelques décors zoomorphes (le serpent, le coq comme emblème républicain patriotique) ou même anthropomorphes ». Nul ne contestera le bien fondé de ces propos mais différent-ils vraiment de ceux de Michel Rouvière qui répertorie « Les signes symboliques de l’art populaire du Bas-Vivarais » (L’Ardèche -1985), à partir de 14 motifs décoratifs (Croix, cœur, étoiles, cercle, spirale, vases et coupes, rouelles et rosaces, motifs virguloïdes, swastika, ostensoirs, calices et chandeliers, fleur de lys, outils et enseignes) trouvés sur des supports divers allant des linteaux aux claveaux en passant par les tuiles ?

Il en va de même de l’inventaire des  89 ornements figurant sur les 29 porte-chaleils » du musée des Atp  recensés par Jean Cuisenier qui précise : « Aux thèmes habituels à l’art populaire (ostensoirs, croix, cœurs, etc.) s’ajoutent ici des trèfles et des piques tirés des jeux de cartes ». Peut-on dire que ces dernières adjonctions sont originales et qu’on aurait trouvé une variété de motifs beaucoup plus grande « si au lieu d’opérer sur un corpus de 89 motifs relevés sur 29 objets, on opérait sur des ensembles plus vastes » ? En effet, l’homogénéité de la collecte, dans le temps et dans l’espace, d’une grande partie de ces porte-chaleils leur confère un incontestable mieux-disant que des collections disparates sont loin de présenter. Les porte-chaleils des Atp révèlent un irremplaçable « catalogue » que des collectes systématiques, conduites en leur temps, auraient vraisemblablement enrichi mais qu’une redondance d’indications finit toujours par précipiter dans l’infini de la statistique et dans un trop plein d’informations.

Néanmoins, la description et les dessins des différents motifs répertoriés constituent la partie la plus forte de l’article d’André Crémillieux dans la mesure où ils donnent une sorte d’indispensable et didactique catalogue susceptible d’identifier les décorations présentes dans un grand nombre de planchettes et auquel, désormais, tout amateur d’art populaire vellave devra se référer. On retiendra, en particulier, les différents types de rosaces : « rosaces simples », « rosaces à branches flexuées », « rosaces à branches ourlées », « rosaces complexes ». Par ailleurs, les représentations de la « grille » (« motif de dentelle ressemblant à un grillage ») et de la « mate » (« motif de dentelle opaque tissé comme une toile ») sont extrêmement parlantes et justifient les rapprochements établis entre plioir et pièce de dentelle.

Nous avons toujours pris une certaine distance avec les analyses à caractère « scientifique » qui prétendent, d’une manière ou d’une autre, rendre compte de la création. En dépit des précautions prises par l’ethnologue, d’aucuns prétendent que les analyses d’André Crémillieux ne sauraient déboucher sur une classification typologique dûment établie en raison même du caractère limité du matériau d’étude. A ce propos, pourquoi ne pas reprendre les travaux précités à la lumière complémentaire des 350 planchettes du Musée de la Haute-Auvergne et des centaines d’autres pièces -deux milliers peut-être- que possèdent de nombreux collectionneurs ?

Toutefois, nous ne pensons pas que ces éventuelles analyses gagneraient beaucoup en fiabilité par rapport aux précédentes. Nous n’avons cessé de dire que la multiplication des spécimens étudiés est loin d’être gage de vérité. La difficulté la plus importante relève, sans doute, de la volatilité des identités des planchettes étudiées. A l’époque de van Gennep -alors que le virus de la collection qui sauve les témoignages mais brouille le message- s’était faiblement répandu, il était encore possible, à partir d’une méticuleuse collecte « in situ », de nourrir la prétention d’établir une cartographie vellave de la planchette à dentelle susceptible de déterminer -à défaut d’une providentielle signature- les aires d’influence de tel ou tel « fustier » professionnel ainsi que les traditions décoratives propres à des villages « inspirés ». Ce faisant, les planchettes seraient-elles sorties  « grandies » de cet exercice en classification ?

Tout en reconnaissant notre dette à l’égard d’André Crémillieux, nous relevons les effets collatéraux d’une démarche à la fois nécessaire et risquée dans la mesure où, a priori, elle accorde un nouvel intérêt aux productions populaires en braquant sur elles les lumières de la science mais qui, en affirmant leur mode logique de fonctionnement, risque de ravaler ces oeuvres au niveau de simples produits.

La confrontation de tel plioir avec tel échantillon de dentelle et l’analyse typologico-statistique des planchettes nous paraissent indispensables dans la mesure où ces recherches permettent d’entrer en « connivence » avec l’art populaire tout en cernant au mieux son « contexte ». En revanche, le plaidoyer d’André Crémillieux en faveur de « l’ethnologie régionale parvenue au rang de science » avec la distinction  des  niveaux  1) « empirique » 2) « théorique » 3) « dialectique et interdisciplinaire » est, d’un point de vue « scientifique » très contestable dans la mesure où réduire le 1er niveau à l’énumération conduit à se condamner à ne plus comprendre grand chose devant un trop plein d’informations dont les autres niveaux sont bien incapables de dénouer les nœuds gordiens. On pense à nos plus anciens professeurs de philosophie qui récitaient (sans trop y croire eux-mêmes sans doute) les « 4 moments » que la psychologie du XIXe siècle « décortiquait » soigneusement en voulant rendre compte des différentes étapes de l’« acte volontaire !

Du point de vue strictement « esthétique » de  l’art populaire, cette méthode, proposée sans ménagement, est suicidaire. En effet, si les « grandes » oeuvres résistent sans trop de problèmes aux tentatives les plus sophistiquées d’explication, notre pauvre « art populaire », déjà si mal en point, ne se relèvera pas plus du « nombre d’or » que du « carré magique » cher au Dr Bachelier ou des nouvelles « laplaciennes » investigations relatives aux « Banques de données archéologiques », à la « typologie analytique et structurale » et à la « base rationnelle d’étude des industries lithiques et osseuses ». Il est grand temps de redonner à l’art populaire sa dimension « beaux arts » en oubliant quelque peu sa réalité « arts & métiers ».

Un lecteur attentif de la revue « La Dentelle » a trouvé, A propos des plioirs (Juin 1985), une pièce de dentelle qui imite, dit-il en s’adressant aux auteurs, « le motif de la dentelle que vous avez publiée d’une façon encore plus parfaite que le carré de dentelle qui a été reproduit en comparaison » dans le précédent article A propos de deux plioirs de dentellières. On voit bien que nous sommes ici au cœur de la conception -qui n’a rien d’artistique- de l’art considéré comme imitation qui privilégie la technicité à l’inspiration. Ainsi, en soulignant la part de « spontanéité », de « liberté », d’« innovation » auxquelles paraissent inviter les différentes figures répertoriées mais en ajoutant aussitôt  que « deux larmes » ou « trois grains de blé font un cœur », que « la rosace est un soleil, que le soleil est ostensoir », que « la symétrie est recherchée », que « les rosaces s’encastrent bien », André Crémillieux ne fait -à l’instar de van Gennep- que traduire le caractère « mécanique » de l’exécution du travail qui est non seulement la part la moins esthétique de l’ouvrage mais aussi et peut-être, dans de nombreux cas, son pire ennemi. De la même manière, les statistiques qui en restent au « plus fréquent » ou au « déjà vu », laissent filtrer dans leurs « grilles » de lecture le « rare » ou l’« insolite » qui  déterminent l’ouvrage réellement populaire et l’ « exceptionnel » qui est gage de l’Art populaire.

Jean-Claude Voruz qui admire à juste titre les planchettes les moins « typiques » mais qui trouve « légitime de considérer la décoration d’un plioir comme un langage dont il faut découvrir les règles syntagmatiques » ne se prend-il pas à son propre jeu ? André Crémillieux est sans doute conscient de ces difficultés lorsque, citant tour à tour André Varagnac et Jean Cusenier, il reprend les définitions 1) de l’art populaire, « pratique sans théorie » » et 2) de l’œuvre, considérée comme l’expression « commune à un groupe » mais exprimée « par un seul individu ».

La quête du Graal des  analyses symboliques

Nous avons souligné le peu d’atomes crochus que nous entretenons avec les analyses « symboliques » à connotation historique qui font appel à la mythologie ou à la pastorale religieuse. Dans notre perspective, la Culture et le Folklore « fonctionnent » de la même façon. Considérées du seul point de vue esthétique, les analyses les plus savantes des poèmes El Desdichado ou Le Cimetière marin n’apportent rien à la beauté des deux œuvres alors même que Gérard de Nerval et Paul Valéry étaient « potentiellement » en état de connaître les « sources » savantes invoquées par les spécialistes de l’exégèse littéraire. Dès lors, les références à telle lecture de saint Matthieu ou à « l’arbre de vie »  sont encore moins probantes quant à la démonstration de la beauté supposée de telle ou telle planchette.

On remarquera qu’André Crémillieux -tout en faisant allusion à la remarquable notion de « fond submergé » décrite, en 1933, par Ulysse Rouchon (mais qui, en fait, appartient à Henri Pourrat et, plus encore, aussi étonnant que cela puisse être au trop controversé abbé Grivel) et même au patrimoine archétypal de Jung- traite avec circonspection les analyses en recherches lointaines. Sans doute, le conservateur du musée du Monastier pensait-il à Marcel Exbrayat qui, L’Art populaire de la planche de la dentellière, évoquait simultanément l’art roman, la sculpture byzantine, le haut Moyen Age et même les croisades, les voyages de Marco Polo et la recherche de Ninive avant de décliner les « diagrammes de l’orge hexastique » et ses variétés « hexagonale », « carrée » et « trifique » censés éclairer le « point d’orge » des dentellières.

Il en va de même de Pierre-François Aleil qui, sans exclure l’intérêt des analyses symboliques, en limite la portée. Ainsi, l’ethnographe régional traite avec sobriété les motifs ornementaux  qui ont fait couler tellement d’encre : « il n’est pas impossible que les motifs circulaires et radiés soient en rapport avec une symbolique astrale, à caractère d’abord religieux puis prophylactique et talismanique »  tout en soulignant leur  réalité : « il est bien difficile de contester les symboles de la croix, qu’elle soit « grecque, latine ou de Saint-André ».

Par ailleurs, les remarques générales souffrent toujours d’exceptions s’il est vrai que la ritualité du symbolisme religieux peut être transcrite de manière personnelle. Ainsi, Marcel Exbrayat qui, dans son article déjà cité de 1980, s’emploie à montrer l’importance des figurations religieuses (adorations du Saint Sacrement et du Sacré-Cœur de Jésus, monogrammes de la Sainte-Famille, Calvaire, Croix, Vierge Marie, invocations à un saint, prière, etc.) ainsi que « l’influence des ‘Missionnaires’ qui parcourent les campagnes prêchant la ‘Mission’ avec office religieux », présente, L’art populaire des plioirs à dentelle (« Almanach Renouveau », 1983), une remarquable planchette ainsi décrite : « un dessin archaïque représente deux poissons, cinq pains ronds marqués d’un signe de croix ».

La relation avec « la multiplication des pains » est évidente /et justifie la lecture de la page de l’Evangile « selon Saint Mathieu » à laquelle procède Marcel Exbrayat. André Crémillieux  remarque, à juste titre, que cette évangélique analyse des poissons « emporte » beaucoup plus « l’adhésion » que d’autres spéculations du même auteur qui, Sur un plioir à dentelles : le temps d’avril, ayant l’insigne mérite de placer une planchette à la « Une » d’un hebdomadaire, croit découvrir le « manifeste » de la Résurrection et du « Renouveau » de le la Nature, « marguerite étoilée à 12 pétales, rayons étincelants » figurant les 12 apôtres et l’éclosion de fleurs printanières. Toutefois, l’essentiel nous paraît relever de l’appropriation populaire de ce thème religieux qui donne au plioir de « la multiplication des pains et des poissons » une indéniable valeur que limite cependant la trop grande maladresse de l’exécution. On ne peut que souscrire aux propos de François-Xavier Amprimoz : « Faut-il sacrifier à la mode et voir dans ces dessins géométriques, ces rosaces à l’imitation de la staviska des origines préhistoriques. Et dans ces assemblages de raies, de ronds, de lignes entrecroisées l’art de la Tène ou de l’Hallstatt ? ».

Alain Maillot, Art populaire et rite de passage (2001), pourtant tellement passionné de symbolique, a peut-être eu raison de ne pas dépasser (en publiant deux planchettes de l’ancienne « Collection Beaucourt ») le rapport « motifs ajourés-dentelle » et le « code » (patronymes-initiales) reliant l’« utilisatrice »  et le « créateur ».

Quant à Jean Bedel, avec les précautions qui s’imposent (signification symbolique « souvent ignorée du sculpteur lui-même »), il se contente, à juste titre, de suggérer « les moins incertaines » des interprétations que l’on peut donner : 1) Le « carré » signifie la terre. 2) Le « cercle » représente le ciel tandis que « les cercles concentriques rappellent la course du soleil autour de la terre ». 3) La « cropix » suggère le supplice du Christ. 4) Les « chevrons » renvoient à « l’onde purificatrice du baptême ». 5) Le « serpent » incarne le Mal. 6) Le « chrisme »  exprime, en fonction de ses figurations, la puissance divine ou la faiblesse humaine, etc.

Il ne faut « s’appauvrir de rien »  disait Paul Claudel. Nos présupposés « esthétiques » ne doivent pas nous conduire à nier le bien-fondé d’autres approches et à négliger, par exemple, l’intérêt des analyses symboliques.

Il faut revenir au petit texte de base de van Gennep, Notes sur le travail du bois en Savoie (« L’art Populaire en France », 1930) qui recense les éléments décoratifs présents sur deux « tapes » à beurre de Doucy (Savoie) et de Messery (Haute-Savoie) : « cœur », « étoile à cinq rais », « croix », « croix inscrite dans un cercle », « demi-cercles concentriques », « soleil à rais courbes » », « caurie », « pucelage », « zigzag », « quadrillage » pour la première ; « cœur inscrit dans un cercle », « étoile à 6 rais ou marguerite », « palmette » pour la seconde.

On peut déduire de la relative richesse de ces deux seuls exemples qu’en partant du « corpus »  constitué par un nombre limité de pièces (choix qui implique, bien évidemment de patientes études préalables), on peut obtenir un catalogue assez complet des motifs décoratifs. Ainsi, l’examen d’autres objets ajoute « l’ostensoir », « le monogramme sacré IHS », la « palmette », « l’amande quadrillée », les « dents de loup », etc.

Dans ce contexte, les analyses d’André Crémillieux prennent tout leur sens et constituent un judicieux prolongement aux remarques de van Gennep. De manière sans doute trop abrupte mais suffisamment significative, Aymar & Charvilhat avaient d’ailleurs largement développé le thème des rapports entre l’art populaire auvergnat et les décors  de l’âge du bronze. Ulysse Rouchon a repris ces propos en « listant » de nombreux  motifs géométriques (« chevrons, dents de loup, zigzags, cercles, segments de cercles, losanges, étoiles, damiers, motifs cruciformes, lignes droites, lignes parallèles, oblique ou verticales, hachures, surfaces divisées en plusieurs segments, pointillés d’encadrement, rouelles, rosaces, signe en S, figuration lunaire, etc.) que l’on retrouve sur les planches à dentelle. On pourrait, d’ailleurs, ajouter à ces propos les notes de Joseph Désaymard et Emile Desforges qui ont répertorié sur la  Décoration de linteaux et de claveaux en Basse-Auvergne (« L’Art Populaire en France », 1932) des « motifs de feuillages, palmettes », des « motifs de feuillage, décoration florale », des « motifs de cœur ». Au demeurant, Michel Rouvière appréhende Les signes symboliques de l’art populaire du Bas-Vivarais (in L’Ardèche, 1985) aussi bien sur les « supports en pierre » que sur les « supports en bois «  en distinguant 14 groupes de motifs différents : 1)  croix, 2) cœur 3) étoiles 4) cercle 5) spirale 6) vases et coupes 7) rouelles et rosaces 8) motifs virguloïdes 9) swastika 10) ostensoirs, calices et chandeliers 11) fleur de lys 12) outils-enseignes 13) têtes-personnages-animaux 14) motifs divers.

Rompu à ces recherches, le spécialiste de l’art populaire doit s’ouvrir à d’autres travaux également  essentiels comme les Quelques réflexions sur le symbolisme (1924) de Waldemar Deonna (1880-1959) que van Gennep, si avare en compliments, qualifiait lui-même d’importantes même si l’ethnologue reproche au Directeur du Musée de Genève d’expliquer « les identités par des survivances ». Arnold van Gennep faisait allusion à l’article Rosaces et entrelacs (1924) mais on pourrait en dire tout autant de la série des « 10  rosaces égéennes, grecque et étrusque » dont Waldemar Deonna met en exergue la maintenance dans l’art chrétien primitif et dans l’art populaire. Francis Laget, un de nos lecteurs, nous fait remarquer que, dans son long article, La vie millénaire de quelques motifs décoratifs, Waldemar Deonna présente une sculpture carolingienne provenant de Naz (Haute-Savoie) qui semble le « parfait prototype des planchettes à dentelles ».

Francis Laget nous invite également à lire le volume de Josep Puig I. Cadafalch L’Art wisigothique et ses survivances du IVe au XIIe siècle (1961). L’auteur  que nous avons déjà cité à propos de ses considérations sur le « premier art roman » observe, en particulier, les monuments funéraires et les  stèles romaines ornés « de thèmes propres aux indigènes » et met en évidence, derrière « les chants liturgiques chrétiens et les prières funéraires », les croyances propres aux peuples primitifs. Ainsi, les thèmes décoratifs de « l’étoile à six rais », de la « roue à rayons courbes » ou du « croissant lunaire » devraient être rattachés à une « représentation de la lumière » et à une « signification solaire ou astrale ». Sans préjuger du bien fondé de ces remarques, on ne peut que souligner la grande ressemblance entre la décoration avec le cercle garni de 7 étoiles à six rais de la « Stèle celtibérique de Vivar del Cid » (Musée de Burgos) ou le « Relief wisigothique du Campo Maïor » (Musée d’Elvas) avec certaines de nos planches à dentelle.

Nous voilà donc au cœur du sujet abordé au début de l’ouvrage. Nous avons, en effet, suggéré que la « mentalité populaire profonde » -telle qu’on peut l’imaginer aux époques précédentes- parce qu’elle était tout autant à l’abri des « divertissements » pascaliens que de l’absolutisme des remèdes, dignes du « chalot » de Germain Martin, proposés par l’auteur des Pensées – manifestait -sans que l’on puisse réellement parler de « survivances »- d’obscures connivence avec les grands mythes enchanteurs du monde tout en étant capable d’exprimer plus véridiquement les « spontanéités » qui réinventent l’enfance à volonté. Pourquoi, en conséquence, ne pourrions-nous pas nous interroger sur l’éventuelle transmission de l’universel symbolisme ?

Ulysse Rouchon avait mille fois raison d’appeler le « devisou d’Ambert » en renfort mais que n’a-t-il indiqué plus précisément la nature de son emprunt ? Le conservateur du Musée Crozatier redoutait-il Le meneur de loups (1930) et, plus encore, le loup-garou que la « balle bénite » abat sans l’achever … « Il fallut lui-mettre un joug de bœuf sur la tête ». La conteuse racontait, sans trop la comprendre, l’histoire comme les vieux  l’avaient contée tant de fois. Pourrat, lui-même s’interrogeait : «. Comment cela, un joug ? ». Celui qui passa sa vie à rassembler « Le Trésor des Contes » ne devait comprendre l’énigme du joug (croix « moderne » admirablement matérialisée par le joug du Puy-de-Dôme qui permet de tracer plus droit le sillon et dont tu as vu des spécimens aux musées de Clermont et de Riom)  qu’à la lecture de la « Légende de la Mort ». En vérité, cette légende de la mort n’est-elle pas une Légende de la Vie :

Des idées perdues demeurent à l’état de menus exemples dans la tête du peuple. Elles viennent d’un fond submergé mais qui garde sourdement sa voix, comme ces cloches englouties dans les tourbières. Dans la steppe, dans la prairie américaine, aux champs de France, les esprits et sentiments des hommes semblent avoir travaillé partout de même, d’après des impulsions enfantines qui leur imposent des sortes de plis.   

Nous nous plaisons à reprendre ces réflexions, suggérées à Pourrat par le « devisou » que l’abbé Grivel disait de Vertolaye davantage que d’Ambert, donnent tout leur sens à la pertinente question posée par André Crémillieux : « Trouvera-t-on, après Déchelette et tant d’autres, les chronologies qui conduisent des rosaces païennes aux chrétiennes, des syriennes aux mérovingiennes ? ». Une nouvelle fois, il faut rappeler -au titre de la nécessaire prudence qu’impose cette quête en origine- les remarques formulées par van Gennep à Eugénie Goldstern à propos des boîtes à sel savoyardes « en forme de poule » : « Je cesse de l’approuver quand elle pense que ces boîtes à sel arvaines et bessanaises sont des survivances de l’époque préhistorique, ou tout au moins protohistorique, parce qu’on connaît des vases en forme d’oiseau de l’époque hallstattienne ; je pourrais ajouter ceux de la Crète étudiés par Ohnefalsch-Richter et d’autres savants ou inscrire dans la même catégorie les gargoulettes en forme de coq encore importées d’Espagne dans l’Afrique du Nord ».

Arnold van Gennep qui ne supportait pas, à juste titre, que l’on confonde trop « les civilisations et les siècles », privilégie le caractère à la fois religieux et récent de l’art populaire qui s’inspire, à des fins prophylactiques ou magiques et à partir du XVIIe siècle, de l’art religieux. Néanmoins, des considérations plus particulières, tel le « facteur individuel ambulant » ne sont pas à écarter tandis que la nature de l’objet décoré doit être prise en compte. C’est le cas de la quenouille dont les surfaces déterminent les motifs décoratifs : « spirale montante », « entailles sur les arêtes », « dents de loup et zigzags en relief », etc.

Nous pensons qu’il faut, plus modestement, se contenter de donner aux amateurs d’art populaire des éléments de compréhension davantage que des tentatives d’explication. Encore que ce ne soit pas notre démarche, nous n’avons cessé de dire que la classification des contes d’Aarne et Thompson devait servir de modèle aux autres branches de l’art populaire. Dans un ouvrage à diffusion  davantage « grand public » que le nôtre, Jean-Baptiste Martin n’hésite pas à rappeler que « Moitié de coq » est un « conte type 715 » tandis que « Les trois secrets » correspondent au n° 613.

On doit donc s’efforcer -à partir d’une approche conjointe, relative (pour reprendre les termes de Waldemar Deonna) à « l’ornementation primitive, antique et chrétienne » et à la décoration populaire- de dresser un « catalogue » suffisamment  exhaustif  qui permettra, sans préjuger de la nature des différentes interprétations possibles, de « répertorier » les signes géométriques et figuratifs les plus fréquents tout en leur donnant une « dénomination » spécifique qui nous permettra de sortir du flou sémantique auquel on se trouve, à la lecture des termes utilisés par les différents auteurs, parfois confronté. Cette classification en forme de catalogue, véritablement  opératoire et fonctionnelle, permettra de confronter plus aisément le symbolisme des œuvres d’art populaire comme la classification d’Aarn et Thompson facilite la comparaison des différentes versions des contes. Ce faisant,  les auteurs les plus motivés pourront passer plus aisément du caractère « descriptif » des travaux de Déonna à  l’approche plus « spéculative » qu’autorise le sujet.

Les analyses de Pierre-François Aleil

Pierre-François Aleil s’adressait, en 1978 -dans le cadre d’un « Bulletin de liaison interprofessionnel »- aux professeurs d’histoire et de géographie pour initier ses collègues -qui le méritaient bien- en quelques pages, à l’art populaire. L’ancien Conservateur des Antiquités et Objets d’Art du Puy-de-Dôme apportait de judicieuses informations sur un « art spontané »  reconnaissable à deux critères fondamentaux : il ne s’enseigne pas et il est véritablement gratuit. D’autres remarques méritent d’être soulignées : cet art  « s’apparente à la gravure » davantage qu’à la « sculpture » ; il  ne révèle pas « une véritable évolution stylistique » ; l’analphabétisme de l’auteur transparaît à travers les « charmantes et naïves dédicaces » qui, éventuellement, agrémentent tel ou tel ouvrage.

En 1981, dans la « Revue des Métiers d’Art », l’auteur ajoute un autre critère qui tient à la pauvreté de l’outillage utilisé qui se résume, en fait, « au simple couteau aux multiples usages, complété accessoirement par un ciseau ou une gouge ou mieux par un instrument tranchant improvisé par l’utilisateur à partir d’un élément mécanique de récupération ».

Quant à révéler la « grammaire décorative » de l’art populaire très riche en motifs figuratifs « empruntés à une géométrie élémentaire » -ou, comme dit Jean-Louis Voruz, la découverte des « règles syntaxiques en décortiquant la grammaire des symboles avant d’en subodorer le sens profond »- elle ne constitue qu’un héritage commun à tous les peuples européens. En exagérant les propos de l’auteur, on pourrait dire que cet « alphabet décoratif » n’a rien à dire, qu’il bredouille sa géométrie. A force de compas, de règles et de ciseaux, il oublie que dans l’art populaire  les cercles les plus beaux n’ont rien de trop  « ronds » et que les lignes les plus droites sont toujours « « vacillantes » !

Est-ce pur hasard si l’auteur -ainsi qu’il me l’écrivait- a « taillé des petits sabots dans des souches de pin » n’utilisant « qu’un banal ciseau plat de 4 ou 5 mm et une petite vrille pour couper hêtre, cerisier, érable, aubépine, plus rarement l’ormeau et le frêne » et « occupé ses veillées dans une maison du Devès à réaliser quelques douzaines de plioirs, passettes, porte-chaleil et autres inutilités ».

François-Xavier Amprimoz, après avoir bien « déblayé le terrain », ravale l’art populaire, toutes productions confondues, à d’insignifiantes broutilles, à « quelques gestes simples, plus que primitifs que tout un chacun, adulte ou enfant, peut réaliser même maladroitement ».

Les remarques de Pierre-François Aleil constituent certainement -de notre point de vue-  les analyses les plus pertinentes en matière d’art populaire dans la mesure où elles nous ramènent -au-delà des gloses intellectualisantes ou des propos infantilisants- à l’humble et banal  moment de la création qui  échappe le  plus souvent à la quête des artistes en mal de sincérité créatrice.

Pourtant, cette immersion au cœur de la « création spontanée », si elle est dénuée « de toute préoccupation mercantile » n’est pas « gratuite » pour autant. Au sens le plus profond du terme, « l’acte gratuit » est celui que l’artiste paye le plus chèrement du monde si, faute de s’immerger dans le « communautaire », il ne s’identifie pas à cet « être collectif » et « indivis » qui constitue, en dernier recours, la véritable signature de l’œuvre authentiquement « humaine ».

En d’autres termes, on est redevable aux analyses de Pierre-François Aleil de la compréhension de ce que sont les « véritables » ouvrages d’art populaire. Reste, l’œuvre, l’Art tout court auquel accède -si rarement mais si véritablement- l’artiste « spontané » appelé  à parler au nom des autres, à exorciser les grandes peurs qui courent aussi bien dans les montagnes que dans les plaines et, en fin de compte, à briser ce « silence obstiné » qui désespère les cœurs les plus endurcis !

– Pertinence des « impossibles » analyses cartographiques

Nous avons déjà fait comprendre à nos lecteurs que le sentiment d’arriver trop tard pour rendre sérieusement compte de l’art populaire considéré à une époque suffisamment significative, nous avait découragé d’entreprendre les études que nous jugeons pertinentes en matière d’arts populaires. C’est particulièrement le cas des planchettes à dentelle dans la mesure où nous avons trouvé seulement une cinquantaine de spécimens « in situ » alors même que ceux-ci provenaient non seulement des régions les plus diverses du département mais aussi de la Loire (Saint-Bonnet-le-Château, Saint-Maurice-en-Gourgois, etc.) ou du Puy-de-Dôme (Arlanc, Saint-Anthème, etc.) tandis que le plus grand nombre ne dépassait pas le niveau du simple « document ethnographique ».

En revanche, même si les analyses symboliques ne sont pas inutiles, nous pensons qu’il aurait fallu, à une époque où l’entreprise était possible, « cartographier » l’origine géographique des différentes pièces collectées. Ce travail nous aurait d’abord permis de clarifier le « flou artistique » qui prévaut, en particulier, dans la localisation des « planchettes » attribuées au Puy-de-Dôme. A ce sujet, René Bucaille nous disait combien il avait été difficile de restituer leur réelle appartenance géographique aux plioirs de la collection Beaucourt, le plus souvent « chinées » auprès d’autres marchands d’antiquités.

En outre, une telle approche aurait sans doute permis d’émettre des hypothèses quant à la détermination d’une « identité décorative » propre à certaines régions. Encore qu’il faille prendre moult précautions, nous aurions, au gré de nos « chines », tendance à privilégier la zone géographique allant du Monastier à Borée, aux confins de l’Ardèche, où nous avons trouvé les planchettes les plus remarquables et les plus atypiques comme si les maris et les frères d’ouvrières -dont on ne souligne pas forcément les qualités de dentellières- avaient produit, parce qu’ils étaient plus proches du « fond submergé » que les autres, les œuvres les plus « sauvages » et les plus parlantes !

La dernière acquisition du musée Crozatier

Dans l’intéressant ouvrage Ruche et abeilles (2005), J.-R. Mestre & Gaby Roussel traitent du plioir acquis par l’excellent « brocanteur-généraliste » Jean-Louis Voruz  qui l’avait lui-même acheté à notre ami René Issartel -« brocanteur-ferrailleur » au Monastier-sur-Gazeille)- et revendu au musée Crozatier.

Tout en faisant l’économie de l’analyse symbolique, nous avons souligné le caractère exceptionnel de cette planchette. En effet, il en va de l’art comme du reste, ceux qui « osent » déroger aux conventions les mieux établies, aux stéréotypes les plus dupliqués, laissent toujours entendre une « petite » musique nouvelle qui -dans l’attente d’une providentielle « inspiration »- est, quelque part, plus ou moins en rade,  sur le chemin  de l’Art.

En outre, le thème de l’abeille -auquel est attaché le culte auvergnat de saint Genès l’Enfant- et qui a toujours représenté un idéal de pureté en relation avec l’Immaculée Conception, est un grand absent du folklore de la dentelle dont le « shall » de l’impératrice Eugénie ne fait pas partie. C’est dire si cette planchette est doublement intéressante.

Jean-Louis Voruz, dans l’ouvrage Ruches et Abeilles, analyse savamment cette planchette avec son « entrelac spiralé de type soléiforme » du haut, « anneau protecteur » susceptible de suggérer « une protection divine » tandis que la partie du bas, avec ses « quatre cercles » encadrant « quatre cœurs » pourrit inviter à voir « la représentation classique de la Terre, de la Lune, du Soleil et des Etoiles » ou, les plus audacieux, à imaginer « une symbolique des Quatre Saisons ».

Il est bien évident que toutes les supputations sont possibles. Néanmoins, ce plioir   nous laisse quelque peu sur notre faim dans la mesure où il convient d’ajuster ses lorgnons pour percevoir les « pattes de mouche » des « mouches à miel  reproduites. A l’évidence, la technique de l’ajourement, le rétrécissement en peau de chagrin de la surface décorative, n’a pas permis au sculpteur -qu’il fut apiculteur ou non- de donner toute sa place à la virtuelle et mythique « Scène  de l’apiculteur » comme le menuisier Poze de Villemontais (Loire) avait « osé » représenter,  souverainement, sur la frise de son armoire, les modestes outils du tonnelier.

D’un point de vue technique, on observe davantage de maîtrise dans l’exécution de la partie supérieure et on est tout à fait enclin à suivre les explications de Jean-Louis Voruz qui  oppose le Ciel, suggéré dans la partie supérieure du plioir, à la Terre et ses saisons que représenterait la partie inférieure.

Or, c’est bien cette dernière partie qui donne à la planchette  toute son originalité comme si  un homme qui croyait au Ciel ou, plutôt, le fustier qui se complaît dans la ritualité  la plus classique avait sculpté cette partie « stellaire » alors qu’un sculpteur plus « libéré » (la même personne pourtant) un simple amoureux de la Terre avait terminé l’ouvrage en « violentant » les règles les plus académiques de la ritualité décorative et du « potlatch » vellave pour inscrire, sur le bois,  ses quotidiennes et affectionnées occupations ou, s’il n’était pas apiculteur -la décoration serait plus accablante encore- l’inavouable souhait que sa promise soit aussi laborieuse que « von frischienne » abeille dont les danses de cigale besognent mieux que travail de fourmi.

La distinction « arts appliqués-arts décoratifs »

Non, l’oeuvre d’art est irréductible au savoir-faire, à la valeur marchande ou à l’ingénieux bricolage ; elle est « l’ouvrage fait œuvre » susceptible de plaire à tout un chacun, ou plutôt comme ajoutaient nos professeurs, à celui qui n’est pas complètement dépourvu de sens esthétique, A ce sujet, van Gennep qui réservait son intérêt aux pièces richement décorées et qui, bien malgré lui, tourna lui aussi gentiment en dérision « le goût artistique du peuple » jugé incapable d’accorder le moindre intérêt au « décor » de l’ouvrage, van Gennep ne reproduit-il pas les jugements de goût des « bourgeois civilisés » ? L’Art, s’il existe, n’est-il pas d’abord réservé à celui qui a su se défaire de ses matériaux, de son encombrant « sociologisme », à celui qui est capable de saisir « l’œuvre » comme si l’un et l’autre paraissaient au monde pour la première fois ?          

Ces planches à dentelle ne doivent-elles pas être perçues comme «ce qui plaît universellement sans concept », c’est-à-dire en d’autres termes comme des oeuvres d’art ? Il est bien évident que tout artiste, quelle que soit sa culture, crée « d’instinct » et -s’il est vrai aussi que tout oeuvre d’art peut subir les derniers outrages de la part de sociologues (vraiment « excités », cette fois)- l’art, tout au moins s’il existe, réside ailleurs. A l’évidence, la planchette présentée par André Crémillieux avec la mention pudique « peu travaillée » ne dépasse pas le stade du simple document ethnographique. Mais les productions du facteur de planchettes Jean de Baille sont-elles « artistiques » en raison seulement du « professionnalisme » de l’exécutant ?  Et les planchettes à incrustations que s’arrachent à prix d’or les collectionneurs sont-elles davantage des oeuvres d’art ? Nous avons observé deux planchettes relativement médiocres auxquelles l’incrustation de filaments ivoire pour l’une et d’étain pour l’autre conférait une valeur marchande démesurée en justifiant l’adage « tout ce qui est rare est cher » !

Les planchettes exécutées par de véritables « professionnels » tiennent la corde au hit-parade de la collectionnite mais font souvent illusion par la technicité qu’elles mettent en œuvre. A propos des « Deux plioirs identiques », André Crémillieux met en exergue, à juste titre, « l’habileté » du dessinateur mais fait également allusion à la « richesse d’inventions et l’originalité du « modèle répliquable ». L’emploi de ces termes peut se justifier mais ne sommes-nous pas plutôt dans l’astuce, la « ruse », la « commodité », le « côté pratique » qui diffère de la « gratuité » de l’art populaire. Mme Charles, une lectrice de la revue « La Dentelle » confiait qu’elle avait vu, vers 1930, en Berry, le menuisier du village qui, vraisemblablement inspiré par les brodeuses de la région, sculptait des planches à beurre en utilisant « des feuilles de papier sulfurisé piquetées en suivant le dessin puis frottées avec la poudre et le feutre ».

A un autre niveau, si les planchettes -exposées en 1983 au musée du Monastier- dans lesquelles Michel Jourde croyait retrouver « l’exacte reproduction d’un motif de dentelle en forme de losange et d’une rosace à treize points d’esprit » ou celle -réalisée par le père de Marthe Alibert- dans laquelle Bruno Ythier découvre, dans le motif central,  « le dessin d’une dentelle genre Cluny », sont certainement  des ouvrages d’art populaire. Cependant, elles restent à un niveau qui peut satisfaire l’esprit mais qui n’emporte pas -on s’en doute bien- l’adhésion des amateurs les plus exigeants.

A un niveau encore supérieur, les rares planchettes à incrustations -qui rappellent les « collages » de Max Ernst- restent le plus souvent l’apanage du collectionneur fortuné amateur de curiosités locales qui sacrifie toujours -en dépit de récurrentes objurgations et même si les deux, hélas, coïncident souvent- le goût à l’argent.

Beauté « sophistiquée »

Les planchettes « incrustées » incarnent une beauté « sophistiquée » mais c’est également le cas d’un grand nombre de pièces acquises depuis des lustres par des collectionneurs généralement anonymes. En effet, les plus belles pièces ont toujours circulé de manière « incognito ». Dès lors, il faut bien se contenter, si l’on peut dire, de ce que les uns et les autres nous proposent.

Encore que les photographies ne permettent pas d’apprécier la patine et l’éventuelle polychromie des pièces présentées, on peut dire que Roger Verdier présente six planchettes de la qualité du Crozatier : trois dont nous avons déjà parlé proviennent de la collection Beaucourt. Deux autres sont issues de collections privées : (l’une en poirier suggère les trois niveaux du monde : en bas, les animaux ; au milieu, un couple rayonnant ; en haut, le ciel ; l’autre « sculptée de chevrons croisés dessus dessous formant des ajours losangiques »). La dernière, déjà évoquée, l’« allégorie de la République », nous rappelle que les boutiques du Louvre des Antiquaires -celles de la regrettée Aliette Texier dont on n’a pas encore pleinement mesuré le rôle qu’elle joua au plan de l’art populaire et de Mr Bridard-  avaient leurs « chineurs » en Auvergne et Velay et que les plus belles pièces remontaient déjà sur Paris.

Le jugement de goût est chose bien singulière car le concept kantien d’universalité qui relève du droit n’exclut nullement, bien au contraire, la référence au bon goût. Les planchettes « papillon » (dont on trouve des modèles dans de nombreuses collections privées (château de Montmorin, collection Beaucourt, musée Crozatier (2), musée de Saint-Didier (2), etc.), sont toujours intéressantes mais de facture très diverse. Roger Gounot décrit sans doute la plus belle planchette « papillon » : « Ses bords sont découpés de façon pittoresque, elle est ornée de 3 rosaces ajourées au couteau et de motifs en zigzags »- sont susceptibles de susciter l’admiration de puristes rêvant, plus ou moins consciemment, à la coiffe du même nom de la « Dentellière d’Espaly ».

Rouge « barbare »

Trois autres planchette polychromes -à dominante noire et rouge- du musée Crozatier (dont les couleurs ont été refaites) nous ont d’emblée paru incarner, dans leur  sauvage  « découverte » de beauté, une « forme » toute « formelle » de l’art populaire. Les « rehauts » de rouge semblent l’emporter sur les « cœurs », « rosaces », « zigzags » et « tête humaine » auxquels ils donnent une singulière puissance évocatrice comme si la peinture ajoutée postérieurement conférait à l’ouvrage ce triple critérium à la fois « mécanique » au sens durkheimien du terme, « collectif »  et « originaire » qui est la marque la plus véridique du véritable « art populaire » dont van Gennep décrivit si bien la rudimentaire technique sans en saisir l’éternelle et universelle portée.

La Nanette(1862) d’Isidore Pharisier ne veut rien acheter d’autre, pour commencer, qu’une jupe écarlate et Alphonse Aymar & le Dr  Charvilhat remarquent : « Les objets embellis de dessins sont parfois recouverts d’une couche de peinture polychrome, aux tons vifs, où domine le rouge ».

De passage au Béage et à Issarlès, Laval d’Arlempde semblait dérouté par le « surprenant mélange » d’étoffes, la teinte « criarde » des robes des femmes où prévalait le rouge. Dans les montagnes d’Auvergne, selon l’abbé de Pradt, seul le bétail de couleur rouge fauve jouissait de quelque estime. Amans Alexis Monteil indique la nature de cette préférence : « Cette couleur est aussi regardée comme la plus terrible. Quand le diable apparaît, c’est toujours un grand homme, l’épée au côté, habillé de rouge ».

Victor Smith a, par bonheur, enregistré le témoignage de la vieille femme de Marlhes (Loire) -la « novie » de l’an 1808- qui décrivait « le costume de noces du temps » : Mariée : robe cerise ; « cotillon d’aumal rouge » ; tablier de soie avec davantai rouge » ; « mouchoir de soie blanc à fleurs rouges ». Marié : « veste rouge » ; « casaque garance » ; « cravate rouge » ; « culottes rouges et guêtres de même couleur ».

La chanson parle toujours des « rouges cotillons » et, au temps de son interminable gardiennage, Robert Bouiller te montrait de rouges chaussettes sorties de quelque antique et  « Tavernienne » malle.

Jules Michelet qui a brossé, en 1833 le plus saisissant Tableau des Auvergnats de la montagne nous l’avait bien dit : « Le rouge, la couleur barbare par excellence, est celle qu’ils préfèrent ; ils aiment le gros vin rouge, le bétail rouge ».

Nous avons dit tout le bien que nous pensions de la planchette du musée Crozatier, datée 1769 (ou 1760) et repeinte vers 1855 dont Roger Gounot décrit la face la plus spectaculaire « ornée de 2 grandes rosaces, d’un cœur et d’une tête humaine inscrite dans un cœur ». Caractériser -comme pourraient le faire les spécialistes de la peinture moderne- cette pièce de « planchette à l’auto-portrait » serait, à notre avis, une erreur grossière. De la même façon, nous avons jugé vaines les questions qu’un van Gennep aurait aimé, à sa manière accoutumée, poser à Roger Gounot, par exemple : « Par qui et pour qui a-t-elle été faite ? ». En effet, cette planchette correspond parfaitement à l’aspect « indivis » et « unanime » de la création populaire dont Patrice Coirault a magistralement compris la nature. En ce sens, l’affaiblissement de la ritualisation et le rafraîchissement tout « existentiel » de cette planchette font qu’elle mériterait -davantage que d’autres, apparemment plus spectaculaires- de figurer dans notre « musée imaginaire ».

« Le bon goût, c’est mon goût »

Nous avons essayé -avec les moyens du bord- de donner notre goût en matière de planches à dentelle. Il est bien évident que nos « affirmations péremptoires » sont toujours respectueuses des avis des uns et des autres. Ainsi, nombre de collectionneurs se rangeront légitimement aux jugements, trop « académiques » et « technicistes », selon nous,  de Roger Gounot qui privilégie essentiellement -on le voit bien à travers ses descriptifs et surtout ses appréciations – la finesse des décorations et la maîtrise de  l’exécutant.

Nous avons restauré -après, dans un premier temps, l’avoir dénoncé-  le « mythe » qui faisait du Velay le sanctuaire de l’art populaire. Ainsi, nous avons réhabilité l’apparemment modeste « plioir cubique » de Saint-Jean-Lachalm en montrant que cette forme esthétique était, à une certaine époque, « dans l’air du temps » et participait de ce qu’un sociologue américain appelait « les découvertes multiples ». A cet égard, la confrontation des deux faces de la planchette, le recto et le verso, apporte souvent d’irremplaçables informations et permet, parfois, de déjouer le « métier » d’un « fustier » professionnel en révélant la « divine inspiration » d’un « artiste » amateur.

Nous avons voulu croire que, derrière les objets les plus rustiques de nos campagnes, les sensibilités étaient vives en rapprochant la « coiffe papillon » -qui servit, un temps,  de parangon à la « Dentellière » de Léon Giron- et les « dentelles-papillons » de Jean Chaleyé avec  le  « plioir- papillon », lamartinien lépidoptère « qui jamais ne se pose » et qui renouvelle « de la poudre de ses ailes » l’imaginaire des dentelles de bois, le point d’esprit qui papillote et les plumes de soie de la coiffe du Puy. 

Nous avons, par ailleurs, osé affirmer la portée réellement « esthétique » des (rarissimes) planchettes éminemment naïves qui échappent aux « stéréotypes » des fustiers les plus avertis et qui, de notre point de vue, dépassent l’intérêt « technique » des planchettes les plus « artistiquement » décorées : les secondes matérialisent l’imagination dans la « façon » tandis que les premières ne s’écartent jamais de la libre-inspiration et des élans du cœur. Néanmoins, cette persévérance de la liberté ne doit-elle pas compter avec un minimum de technique pour produire la véritable « ingénuité » et atteindre le sacro-saint chapitre de l’Art avec un « A » majuscule que van Gennep -malgré, ou à cause de ses bonnes intentions- n’a pas suffisamment distingué de l’ « art » en minuscule ?

Ainsi, la planchette, datée 1797, représentant la « Bête du Gévaudan » atteint sans doute un niveau assez rarement approché en matière d’« Art populaire » dans la mesure où elle conjugue vérité de l’imaginaire, liberté de la ritualité et exigence esthétique. Jean-Claude Peretz, Art populaire richesse des pauvres (2001), imagine l’influence que pouvait avoir, sur le berger solitaire durant des mois, « les superstitions ancestrales, les fantômes, les monstres maléfiques telle la Bête du Gévaudan, mangeuse d’hommes et de troupeaux ». Or, l’« académisme » qui  impose à tout un chacun ses règles et ses canons, est réfractaire à l’expression de ces trop réels fantasmes auxquels il préfère le supposé « esthétisme » des rosaces les plus variées, les plus conventionnelles aussi.

Examinons, avec Jean-Claude Peretz, un remarquable coffret de mariage auvergnat « en noisetier tressé et pin » sur lequel « le fiancé a soigneusement gravé la silhouette de la fiancée, la sienne ; les outils de leur travail : le rouet et la hache » : l’antiquaire spécialiste de l’art populaire, en observant que « le trait et la fabrication » montrent  que l’auteur « sait manier la hache mais qu’il maîtrise moins bien le couteau pour graver », sous-entend que l’accomplissement de l’Art populaire, si rarement atteint, implique à la fois un affranchissement « viscéral » à la ritualité décorative, un « arrachement », seul capable de donner cette  technique « improbable » qui transforme l’ouvrage en œuvre.

Ainsi, la « planchette au loup-garou sabré » est sans doute la plus belle. Collectée au Béage ardéchois, aux marches du Velay, elle vient du « mal-pays » de Nanette Lévesque, la légendaire conteuse de légendes de la « Montagne » enchantée, de ce pays au levant du Velay, là-même où  Henriette Damon -la fermière fraissillouse de Victor Smith- affirmait que tout le monde croyait au loup-garou !

Cette planchette qui ajoute, comme par miracle, un minimum de technique à la sincérité de l’inspiration allie le dépouillement à la force. Profondément ancrée dans l’imaginaire des chaumières les plus reculées, cette planchette « qui ne fait pas dans la dentelle » ne libère-t-elle pas les imaginations au-delà des frontières géographiques, sociales  et mentales … jusqu’à se confondre avec « Le véritable portrait du monstre fidèle qui paraissait en l’air » armé d’une lance flamboyante et dont le ventre écaillé portait une croix bien marquée … jusqu’à « fantasmer », dans une authentique et « gidienne » composition « en abîme » incluant l’œuvre dans l’ouvrage et préfigurant une virtuelle et virevoltante « dentelle papillon » qui, flanquée de deux rouelles et surmontée d’une anodine mais incontournable croix, paraît faire un pied-de-nez aux trop sophistiquées analyses en symbolique !